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Dans la nuit du 4 au 15, Didier da Silva (Quidam)

      La vie a-t-elle un sens ? Existe-t-il des harmonies cachées ? Des logiques souterraines ? Des amis qui s'ignorent ? Pour le savoir, il faut musarder dans le calendrier mortuaire de Didier da Silva où les coïncidences ne sont peut-être pas des hasards. Qu'apprend-on de ces joyeuses notes macabres et de ces anniversaires en grandes pompes ? Que Prokofiev et Staline sont décédés le même jour. Que Bob Gale (je vous laisse chercher) est né le même jour que le plus célèbre centriste (loser) de France. Que Jean Ier le Posthume, né le 15 novembre 1316, a eu un règne supersonique : il n'a vécu que quatre jours...



       A la fois vaines et fascinantes, les vies sont mises à nue. Les vêtements et les masques tombent, que reste-t-il ? Un peu de grotesque et d'absurde, des souffrances et des joies, la gloire et l'oubli, des minables et des héros. Comment lire ces incipits, ces textes comme des invitations à la rêverie ? Éviter les habitudes linéaires et picorer, leur préférer la circularité. En commençant, par exemple, par les dates de naissance de vos proches. On se prenait à imaginer un destin grandiose et nous voilà face à Alfred Mosher Butts, découvrant le Scrabble. Ce n'est pas si mal... Plus loin, c'est Alexandre Jardin et le Titanic qui touchent le fond, chacun dans leur domaine. Si tout n'est que hasard, faut-il encore croire en quelque chose ? A quoi se raccrocher sinon aux superstitions ? Didier da Silva ne tranche pas (quoique), il montre et s'amuse en partant de ses goûts et obsessions. Fait la part belle aux anecdotes de guerre, aux musiciens, rappelle des événements climatiques en un chaos de données, orchestré par les passions ou la mauvaise foi. On rit souvent de cette mise en bière du réel, incapable de savoir où nous mènera chaque jour que dieu fait. En enfer, au paradis, dans les fonds marins ou dans l'espace ? On aime cette érudition insolite, l'élégance de l'humour à froid et le jeu formel, réjouissant. Qui débouchent sur des mystères, des affinités et désaccords, d'étranges échos. Qui butent sur un sens qui fuit.
Le 8 avril interroge la poussière : John Fante a 2 ans quand naît Emil Cioran.

        Lecture finie, reste un grand vertige. On a ri, on s'est amusé mais que retient-on de cette balade, de ces destins réduits à quelques faits saillants ? Que nous sommes poussière et que nous redeviendrons poussière ? Que nous sommes nés et décédés ? Que nous avons été médiocres, éphémères vedettes d'un monde vite oublié ? Que nous avons créé, inventé, imaginé (en vain) un monde parfois meilleur ? Mais le sacré a peut-être aussi déserté nos vies.
    C'est le risque de ce livre et l'inquiétude qu'il fait naître. Car derrière le rire — parfois, souvent — il y a le désespoir ou au moins une forme de désenchantement. Que garderai-je de cet almanach cocasse ? Je l'ignore mais j'espère ne pas mourir trop tôt pour le savoir. Sans blague.
                                                                                                                                                    
Dans la nuit du 4 au 15, Didier da Silva, Quidam, novembre 2019, 242 pp., 20€

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