On m'aurait présenté ce livre comme le témoignage d'une personne harcelée sur les réseaux sociaux, je lui aurais trouvé deux trois qualités. Mais là, le chaland a été trompé car le texte s'avance sous le masque de la fiction, comme un roman ordinaire. Une jeune journaliste radiophonique, plutôt connue, est hameçonnée par un type sur la toile. Prévenant, gentil d'abord, il s'immisce peu à peu dans sa vie jusqu'à en faire une obsession. Éconduit, il le prend mal et finit par l'insulter, soutenu par une armée de followers. Ça devient violent et pathétique. L'histoire se finira au tribunal malgré les multiples renoncements des institutions, des proches, des employeurs, alors que la jeune femme ne vit plus que dans les représentations que l'on se fait d'elle, oublie son moi et tombe dans la dépression. Son mal-être existentiel devient physique.
Si j'ai bien compris, l'objectif de ce bouquin était de traduire le sentiment de dépossession ressentie par une jeune femme peu à peu isolée, sous pression et en proie à la violence psychologique permise par les RS. Abandonnée par tous. Plutôt réussi mais.
Ce que je lui reproche avant tout, c'est de ne jamais trouver la bonne carburation, le bon braquet littéraire, la bonne distance. Et pour cause, ce n'est pas un roman. Sur le fond, pas grand-chose à dire, on sera tous d'accord, ou presque. Regardons de plus près les moyens. L'écriture d'abord, pleine de peps et d'élan, souvent drôle et habile dans la durée pour capter un parfait réalisme sociologique, la violence des RS notamment. Le harceleur est un macho-beauf-patriote qui présente bien, refourgue ses trucs de dragueur pathétique sur le net. La journaliste, un peu naïve peut-être, ne veut pas brusquer, met les formes — toujours fines —, reste polie jusqu'à la rupture. C'est très bien vu. Myriam Leroy maîtrise sans soucis le parlé "émoji-sms" et les codes langagiers au risque même d'en faire trop parfois. Le rythme maintient en haleine, une certitude, avec un certain sens de la synthèse. Écriture qu'on retrouverait aisément dans un article de magazine. Le ton se veut ironique, cynique, tranchant. Pourquoi pas, mais le problème devient celui de la distance.
Trop près ou trop loin, la narratrice échoue à faire ressentir pleinement ce sentiment d'aliénation, l'insidieux et inexorable harcèlement. Une narratrice invisible d'abord, qui n'est pas la journaliste et qui ne rapporte que les discours des autres. Sentiment bizarre. Qui parle ? D'où ? Pourquoi ? Le début du texte est drôle, incisif mais ne colle pas a priori avec le sujet, léger décalage. On peine d'abord à prendre les choses au sérieux face à une banale conversation sur les RS. Puis les mots prennent un tour violent et accusateur. Le problème d'angle narratif perdure puisque, plus tard, la narratrice semble être cette fois la journaliste (alors que non, en fait). Glissement et changement de point de vue qui perd et fait perdre en crédibilité.
Sur ce, à très vite espérait-il, et il aimerait ne plus devoir attendre dix jours pour avoir de mes nouvelles parce que ça le rendait très très triste, emoji coeur brisé.
Si Myriam Leroy traduit bien la lente montée des symptômes et de l'angoisse, le texte ennuie peu à peu et ne dépasse pas la petite thérapie personnelle fatigante. La deuxième partie est celle de la maladie, les yeux gonflent et deviennent rouges, arrêt de travail. Puis des listes de vengeance inintéressantes vues sur différents sites, à peine drôles (où est le travail littéraire ?), une liste d'insultes à l'endroit de tous ceux qui l'ont rejetée et abandonnée (comme si la victime reproduisait les tics du harceleur), et une longue fin façon mise en abîme. La victime entame une catharsis par la rédaction d'une nouvelle intitulée "Les yeux rouges", que son avocat lui conseille de ne pas publier, simple répétition du livre sous une autre forme, avec entre parenthèses les notes de l'auteur sur ce qu'il faudrait retirer ou transformer. Ton trop "ouin-ouin? ", "Pas certaine de ce passage. Pas sûre de vouloir livrer mes états d'âme en pâture à la foule et jouer les Cosette. Y revenir plus tard et peut-être élaguer.)"
Tout ça sonne furieusement authentique, trop authentique, souvent anecdotique. Ce n'est donc pas une fiction malgré tous les efforts pour "faire littéraire" mais un témoignage plus écrit qu'un simple article ne le ferait, qui se prend pour un roman (très maladroit). L'impression de lire un (bon mais long) article de Causette, porté par une plume vive et drôle de journaliste. Si c'est un roman, alors c'est raté.
Il y avait matière à faire un grand récit de l'absurde, un livre d'une inquiétante étrangeté sur les dévoiements de l'institution judiciaire, impuissante et incapable de prendre à bras-le-corps le cyberharcèlement, l'impunité des no-life qui se cachent derrière leur écran, etc... Mais voilà, demain, j'aurai oublié ce livre de plus.
En somme, un bon témoignage mais un mauvais roman.
Les Yeux Rouges, Myriam Leroy, Seuil, septembre 2019, 17€, 188p.
Commentaires
Enregistrer un commentaire
Une question ? Une remarque ? Une critique ? C'est ici...