Le genre de la nouvelle semble revenir sur le devant de la scène littéraire et l'on s'en réjouit. Qu'il existe un public pour les histoires courtes me semble une évidence mais c'est un art difficile pour qui s'y livre. Poser en quatre phrases une ambiance, des personnages, une tension me paraît très "technique". On vous avait dit tout le bien que l'on pensait des livres de Bernard Quiriny par exemple (voir le très bon Vies conjugales) ou du récent Blague de Yannis Palavos chez Quidam. Les éditions Inculte viennent de créer une nouvelle collection dédiée aux formats courts tandis qu'Agullo lance la sienne en janvier 2021 avec Presqu'îles, nouvelles qui tissent "un archipel de solitudes" (excellent, on vous en parle en janvier).
Dans notre boîte aux lettres récemment, deux recueils de nouvelles, Le Petit Peuple des nuages de Charlotte Monégier (Lunatique éditions) et Ce qui n'existe plus de l'auteur brésilien Krishna Monteiro (éditions Le Lampadaire). Deux opus qui traquent des traces, tentent de saisir ou de faire revivre des voix et, d'une manière ou d'une autre, de rendre palpable les formes de la disparition pour sonder un effacement. Des corps, des pensées, des souvenirs.

Dans les nouvelles de Charlotte Monégier, c'est l'effacement d'une figure, celle du père, symbole de domination, de génération et de possession, vu à travers les yeux de ses proches ou plus généralement d'enfants. Penser au père, c'est faire de l'évocation le principe de son existence. On se rappelle sa présence à travers des images : alcoolique, absent, dépourvu d'attentions ou pensant à d'autres femmes. Il meurt aussi, on disperse ses cendres en Afrique du Sud, ou il s'évapore entre la Normandie et la Bretagne. Evoquer le père, c'est aussi raconter des histoires de famille toujours un peu bancales, marquées par le manque, l'éloignement, les carences affectives, l'amour qu'on n'a pas su montrer ou témoigner. Des récits d'enfance et de petite fille qui devient femme, des histoires de pulsions meurtrières par tant de rage accumulée ou de douceur suscitée par l'empathie de gens croisés ici ou là. La mort et la figure du père hantent ces pages en effleurant ce que les vies auraient pu être. Ce qu'elles ont été en son absence, imitant davantage une trajectoire vallonnée qu'un estran tout plat à Cabourg. Une manière pour Charlotte Monégier de confronter ses personnages, et le lecteur avec, à leurs fantômes. Car le parti-pris narratif ne choisit jamais tout à fait entre la rêverie et le réalisme, les pensées et ce qui est dit. Entre les coups et l'alcool, les rêves déchus et les illusions encore intactes. Impression de grande douceur finalement même si l'on sent la rage dans le bout des mots. Ces nouvelles aussi comme des voyages où les paysages reflètent l'état intérieur des personnages. Aucun pathos ici, plutôt des plaies frôlées, des voiles de rêve et un humour léger, à la tonalité douce amère. Même si les familles sont comme trouées, instables, dessinées par l'absence, qu'il faut vivre avec les disparus, que l'humeur est aux souvenirs tristes et amères, un recueil paradoxalement et finalement apaisant.
Aujourd'hui, j'ai fait le trajet que vous deviez faire avec papa, mais dans l'autre sens. Je suis arrivé dans cette maison aux murs gelés et tu ne m'attendais pas. La télévision n'a rien braillé, elle est éteinte pour toujours, et je cherche les flocons de glace que je pourrais poser sur les absurdités de ce monde.

Dans Ce qui n'existe plus de Krishna Monteiro (éditons du lampadaire, trad. du portugais, Brésil, par Stéphane Chao), on retrouve des histoires de revenants, de vois murmurées, de doubles et de mystères. Les histoires elles-mêmes finissent par disparaître, se taire pour se révéler à nous dans des flux de mots et des tourbillons de rêve. La solitude en Italie. Les événements ont-ils un sens ? Ne faisons-nous pas que rêver nos vies ? "Car se remémorer, n'est-ce pas se souvenir de ce qui n'a jamais existé ?". On y trouve un bestiaire et des objets vivants qui participent de cette ambiance étrange et gothique, comme s'ils prenaient le relais des morts pour les faire vivre d'une autre façon dans la matérialité du présent, qui n'est sans doute qu'une autre illusion. N'oubliez pas le titre du recueil ! Il reste les mots pour contempler la réalité et tenter de la dessiner. L'absurdité traverse le quotidien, il faut alors en appeler aux sensations, aux goûts et aux couleurs pour, à défaut du donner du sens, créer au moins un monde tangible. Mais c'est bien l'abandon de toute raison et la fuite dans les images et les mots qui doivent nous permettre de goûter pleinement l'expérience.
Je ne l'ai plus jamais vu. Et maintenant que j'ai transformé l'écriture en fugue, à moins qu'elle ne soit devenue une nécessité, j'ai décidé de reconstituer ton itinéraire en Italie : de suivre tes pas.
Commentaires
Publier un commentaire
Une question ? Une remarque ? Une critique ? C'est ici...