Les souvenirs sont flous. Floutés par la mémoire, la distance à la sensation. Les lieux alors pour les fixer, leur donner un ancrage. Encrer. Des noms de rue, des prénoms, des écoles, des paysages. Pour se rappeler tant bien que mal, le narrateur invoque un fait, une anecdote, un mot, une expression pour recomposer l'image. Une "tignasse", une "paillasse", du "crin" ou du "foin". En une série de vignettes, comme on tourne les pages d'un album photo, le narrateur ravive une époque intime qu'il imagine par ses phrases et les paroles de sa mère, plus qu'il ne la vit, à travers le parcours d'une jeune fille passée dans la jungle de Guyane ou dans une école de Fort-de-France dans les années 1930. Des allers-retours entre les pays et les identités au miroir des milieux, des contextes et de réflexions personnelles. Les couleurs de peau changent avec leur perception et les regards, la sensation d'un temps qui passe finalement trop vite. Une vie, c'est petit et court, comme l'enfance.
Succession de tableaux qui, une fois mis bout à bout, feront peut-être émerger un ordre, ou pas. Mais là n'est bien sûr pas l'essentiel. Dès que l'on se plonge dans une histoire familiale, un vertige nous saisit face à notre ignorance. Une ignorance qui travaille en nous. Ce qu'on ne sait pas est immense, on ne connaît que très rarement l'enfance de nos parents pour des milliers de raisons (faites le test, vous verrez). Or Les Singes rouges semble nous dire que la mémoire est au coeur de l'identité. Et sans elles, il doit y avoir un manque. Besoin du narrateur de connaître ses origines, d'interroger sa propre créolité, lui le métropolitain qui a ses racines en outre-mer. Confronter la jungle et la minéralité des villes, les couleurs des souvenirs, joyeux ou pas. Qu'importe, ils laissent des traces, d'une manière ou d'une autre. On se perd donc parfois dans les filiations, comme dans tout bon récit familial. Les généalogies sont toujours fragmentaires, mais comment les recomposer sinon par le travail de mémoire ? C'est là tout l'intérêt du livre de Philippe Annocque qui s'interroge sur les événements choisis — ceux qu'il se remémore ou qu'on lui a racontés —cette quête du "je" qui ressemble parfois à un jeu", à partir de bribes et d'éclats, d'anecdotes et de détails. Pour le dire vulgairement, c'est un peu le bordel. Dans la chronologie, les relations. Soit. Faisons quelque chose de ce bazar familial. En mettant à distance par une narration à la troisième personne, une façon de rester prudent face aux incertitudes, pudique face à l'émotion que pourrait susciter l'intimité exposée. Et entre ce "elle" et le souvenir, glisser les doutes et la réflexion d'un "je". Peut-on tout dire, tout écrire ? Qui parle vraiment ? On l'ignore un peu et c'est là l'autre intérêt du livre qui embrasse la trajectoire d'une quête personnelle, toujours à questionner. L'auteur se pose des questions, on le sent parfois gêné —oui, la peur d'être trop intime —et la réponse serait ce livre sensible, touchant car jamais sûr de lui, tâtonnant et hésitant, pudique.
Il recopie les mots de sa mère. Il aurait des scrupules à les changer. Il sait que le cliché n'en est pas un. Ça, il faut qu'il le précise parce qu'un lecteur pourrait le croire : le cliché n'en est pas un. Pas du tout.
C'est donc une histoire de racines et d'arrachements, à soi et aux lieux, aux carcans et à ce qu'on n'a pas vu mais qui vit en nous. Raconter la vie des autres pour comprendre la sienne. Qu'en ressort-il ? Plus de nostalgie que de mélancolie, mêlée de tendresse, avec la certitude que se jeter à l'eau est la seule chose à faire pour comprendre d'où l'on vient et qui nous sommes. Ou au moins tenter d'en approcher l'idée. Le paradis perdu, s'il existe, est peut-être avant tout une question de mémoire. Et de géographie. L'enfance serait alors la nostalgie du Paradis.
Les Singes rouges, Philippe Annocque, Quidam, octobre 2020, 172 p., 18€.
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