Voilà un texte de nature à nous sortir de la torpeur habituelle des rentrées littéraires, répétées et ennuyeuses. De "rentrée", il est d'ailleurs peu question dans Ordure puisque notre agent d'entretien est plutôt chargé des sorties, du rejet, en gros des ordures laissées par les cols blancs. Les basses besognes dans les tours de centres d'affaires. Il faut bien maintenir l'illusion du propre. Récupérer, débarrasser ce qui a été jeté, rejeté aux différents étages. On a d'abord droit à la vie de l'open space, sur un ton absolument détaché, avec son petit lot d'anecdotes, vues à travers la conscience d'un type ordinaire. Petite jungle néolibérale qui dit à peine son nom et bien d'autres choses. Flux de conscience, perception altérée, pensées et mondes recyclés jusqu'à l'écoeurement. À vrai dire, tous ces travailleurs terrés dans leur tour n'ont pas l'air plus heureux au travail que ceux qui balayent, pour le dire banalement. La description est clinique, froide, jets de bribes et d'éclats du quotidien. Sloper récupère ce qui traîne — une chaussure dans laquelle il se branle —, évoque ces travailleurs au filtre de son regard atrophié, traîne lui-même sans chercher nécessairement à se récupérer. Il fait ce pour quoi il a été engagé. C'est tout. Puis, à force de traîner sa misère et sa routine quotidienne, ce gus sans ambition va finir par tomber sur un truc tombé du ciel... Le réel va glisser lentement vers le songe, ou est-ce l'inverse.
Ordure fait partie de ces livres qui nous rassurent sur l'avenir de la littérature. Il existe des écrivains et des éditeurs qui ont encore des ambitions en matière de narration, sans le souci de plaire. Évidemment, comme pour tout article sur ce blog (L'Espadon n'est que littéraire, on le rappelle), je me garderai bien de réduire ce texte à sa dimension politique, bien présente. Ce serait une erreur et facile de projeter une quelconque idéologie à la mode sur ce livre court qui, à mon humble avis, vaut surtout par ses moyens, moins par le fond (sur les systèmes économiques qui broient) qui prête a priori à une lecture facile, ennuyeuse et moralisante. Cet Ordure est austère, froid, sans commentaire. Il ne fait que décrire sans gloser, critiquer ou expliquer. Il livre des données factuelles, brutes, sur ce qu'on ne voit pas, sur ceux qu'on ne voit pas. C'est d'ailleurs la fonction de l'art en général. Raison pour laquelle, si le début du livre présente un regard "vu d'en haut" (les étages), la suite, à partir de la découverte, est plutôt vue "d'en bas", (la cave, l'habitation où vit Sloper avec sa mère). On plonge dans le coeur de la montagne, catabase mentale, vertige psychologique. Ce livre suspend tout jugement, s'y refuse même, préfère la descente dans une conscience piégée, aliénée, qui fonctionne par flash et collages. Des paragraphes sans liens apparents sont juxtaposés, au milieu desquels se glissent des phrases d'une horreur absolue. Au lecteur de penser les contextes, de combler entre les ellipses, de donner forme à l'informe, s'il le peut. Au lecteur d'imaginer Sloper, dont on ne sait quasiment rien — un passé comme travailleur dans un institut médico-légal —, d'inventer sa vie de marginal américain, qu'on voit à peine puisqu'il travaille en loucedé, qu'il n'est pas grand-chose dans l'ordre des valeurs. Il passe, ramasse les rebuts, les déchets, les détritus et finit par se fondre dans sa fonction. Il existe des frigos pour maintenir au frais les produits...
La nana qui était sympa avec lui au 23e lui souriait et lui disait bonjour. Elle lui disait à quel point elle lui était reconnaissante. Elle avait une voix normale et les cheveux raides, mais Sloper s'interrogeait parfois à son sujet, se demandant s'il était possible qu'elle se fasse passer pour ce qu'elle n'était pas, si elle avait dans le sang quelque chose qui puisse être plus sombre que sa peau.
Le livre donne à voir les sous-sols d'une psyché, un destin singulier dont la valeur est proportionnelle à l'absence de projet collectif. Il n'est jamais horrible, ce livre, tout juste insoutenable par moment. Distille son malaise, interpelle forcément. Rien de plus que le réel, rien de moins que les gens d'en-bas. Rien de gratuit ou de moralisant, juste la peinture sombre d'un coin du monde, d'un recoin du cerveau. Fleuve de pensées lancées au hasard, bribes de dialogues dont on ignore les tenants et les tenants. Un livre qui procède par vignettes éclairées, d'une lumière bien sombre. D'abord une vie dans l'entreprise parfaitement documentée (company.inc mode d'emploi) : sans âme, routinière et parfaitement déprimante, cette vie. On s'amuse noir de ce que Sloper fait pour la pimenter. Puis le dérapage, le basculement dans un sordide glacial, c'est le cas de le dire. Ces morceaux de texte comme nos identités, trouées, lacunaires, imperceptibles, impossibles à rassembler car tout est déjà en pièces, avant même le début. Moins d'empathie pour ce Sloper, finalement, que pour l'horizon qu'il suggère ou représente : le destin des invisibles, des inaudibles, à qui il manque les mots pour se faire comprendre, pour s'exprimer. Ironie de l'histoire, c'est bien Sloper, qui glisse sur une douce pente sans le savoir, qui finira employé du mois ! Faire le ménage dans l'immeuble, c'est donc aussi faire le ménage des mots, mettre au rebut toute tentative de réalisme, d'exhaustivité, de compréhension. Sloper ne sait pas trop parler mais il voit et entend. Le rapport sera incomplet, littéraire et saisissant.
L'enfermement en soi, résultat d'une solitude totale, débouchera sur le plus clinique des constats : il n'y a rien à comprendre, sens suspendu à cette porte de réfrigérateur débarrassée de ses chaînes. Et ce final rêvé, cauchemardé, qui nous rive à une ambiance magnétique, presque insupportable, nous spectateurs impuissants du mal éternel, presque fascinés par lui, par la mort qui hante (d'où ce malaise). Mention spécial au traducteur, Stéphane Vanderhaeghe, qui a dû se coltiner les ellipses. Exercice d'équilibriste car, par instants, le sol penche bizarrement : suggérer sans trop en dire et faire comprendre un minimum de quoi parle Sloper, ce qu'il voit, avec tous ces trous dans le réel. Un livre qui tranche dans cette rentrée encore bien molle.
Ordure, Eugene Marten, (trad. par S. Vanderhaeghe), Quidam, janvier 2022, 104 p., 13,50€
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