À quoi reconnait-on un bon texte en littérature ? Mystère, même si notre expérience nous permet de mieux savoir quel lecteur nous sommes, ce que nous attendons d'un bon texte. Un roman qui désoriente, nous arrache à nos habitudes, à notre de désir de personnage, d'intrigue, de style. Un bon roman nous défenestre, nous déroute, et bien malin le critique qui voudra, pourra cerner l'originalité d'un texte dans ses notes de lecture. Monts Métallifères éditions est une petite et récente maison appelée à figurer plus régulièrement sur L'Espadon, parce qu'elle propose une littérature qui excite et dissone, perd et difforme. Offrir et ouvrir le champ des possibles, faire exploser notre petit coeur de lecteur, le promener sur des chemins étonnants et déroutants, c'est le programme de ce Roman géométrique de terroir, réédition d'un premier livre paru en 1969, écrit par Gert Jonke, écrivain autrichien, et remarqué à l'époque par Peter Handke. Les bons romans racontent moins des histoires qu'ils ne jouent avec la langue, tentent de trouver les moyens par lesquels une histoire inédite pourra prendre forme. Un bon roman est recherche et partant, aveu d'impuissance. "Echouer mieux" écrivait Beckett. Un titre formidable donc, programmatique, et une couverture qui ne l'est pas moins. Couleurs bucoliques, montagnardes, un enfant du cru, un village encapsulé dans une boule, une explosion au loin et une faille qui s'ouvre, qui s'ouvre qui s'ouvre... Des règlements administratifs poussés jusqu'à l'absurde et une nature prête à se réveiller à n'importe quel moment.
Expérimental et absurde, visionnaire et drôle, ce roman refuse toute linéarité pour lui préférer la fantaisie d'une plume en quête d'expériences. Poétiques, narratives, de police dans tous les sens du terme, façons de multiplier les niveaux de langage, les expériences de lecture, les temporalités. C'est un roman élastique, joueur dans sa façon de ne jamais s'enfermer dans les rigidités de la littérature ou, ironie, des règlements. On peut lire ce texte comme un appel à casser les lignes, à dépasser l'attendu avant même de l'avoir esquissé. Une tension parcourt le livre entre les descriptions parfois techniques et maniaques de ce petit village perdu et l'urgence d'habiter ce putain de village avec des sentiments. Un village qui ressemble d'ailleurs à un espace-fantôme toujours en sursis où rien ne se passe mais où tout est dangereux. Parce que la menace guette à tout moment, la nature ne s'enferme pas, on ne peut pas la contenir, la réduire, lui imposer nos règles d'humain. Le terroir des segments, le territoire des sentiments, tension entre l'envie de rationaliser et de créer du territoire, c'est-à-dire détruire d'une certaine façon ce qui fait l'identité du terroir, et d'en montrer la vanité, l'absurdité par une écriture parfaitement détachée à certains endroits, et parfaitement ironique à d'autres. Du terroir au territoire, une question d'organisation et de sentiments. Et c'est justement là me semble-t-il un axe de lecture, ce désir de façonner l'identité de ce village sans jamais le réduire à ça : ses lignes, un toit, une fontaine, des bonnets sur la tête, des pancartes de règles, des lois et le coeur du coeur, la place du village. Il est d'ailleurs beaucoup question de bûcheronnage, de coupe de bois, de souches, de dimensions, de cercles, de lignes droites, d'arbres et de forêts. Mais la vie et les lieux refusent les étiquettes trop rigides. Ils ont besoin de respirer, comme les mots et les phrases de Gert Jonke. Un festival ici.
et ainsi nous avons observé que les gens assis sur les bancs ne pouvaient pas nous voir, parce que nous n'avons pas traversé la place du village, oui nous avons vu, que les autres ne nous voyaient pas.
Italique, retrait, disposition en vers, dialogues, règlements, paragraphe, intermèdes, courts chapitres, l'organisation et le dispositif narratif ne cessent de rythmer ce qui peut paraître à première vue ronflant. Que nenni, une façon d'embrasser l'absurde et de dérouler un fil presque invisible, celui de la fonction et de la fiction. Car il y a bien des personnages mais on reste comme à leur surface, interchangeables, qui ne vivent que par ce qu'ils font. Un maire, un acrobate, un nageur imaginaire, le village lui-même est un lieu. Ils s'agitent tels des ombres et des pantins, condamnés à errer dans les complexités des lois. Le mieux est alors d'inventer ses propres lois, ce que ne cesse de faire Gert Jonke. Et si la pensée géométrique est imprécise, l'auteur a même pensé à des dessins figuratifs, des partitions, des notes qui ajoutent au charme et au mystère du livre. Invention d'un mode d'emploi du village où l'on rit beaucoup face à l'absurdité des situations (j'ai adoré le règlement du pont) où l'on craint le retour de bâtons d'un présent bien trop calme. La fureur, la grande explosion est palpable, car retenues, dessinées en contre-champ. Très drôle et effrayante, la plume progresse dans une inquiétante étrangeté où le lecteur, funambule, hésite entre deux attitudes : celle de l'hilarité et celle, plus contrôlée, du retrait. On les sent ces forces obscures prêtes à tout faire basculer dans la folie. Oui, la folie est partout dans ce livre, de son audace formelle à son envie de tout faire éclater. Pulvériser la tranquillité du berger et de ses troupeaux et peupler enfin cette place du village toujours vide. Comme dans Finnegans Wake, une part importante est accordée à la poésie (même si l'éditeur se défend d'éditer de la poésie au motif de l'incompétence et du goût, elle est très belle ici, la poésie des rondins de bois), et à des jeux d'échos, de sons, de réminiscences, de parallélismes etc... d'une incroyable richesse formelle, ce livre permet de picorer, de rire des énumérations maniaques tout en se lovant dans le tempo d'une écriture tranquille, adepte des dérapages et recalibrages. Virages, reprise de rythme, pause, décalages, ça découpe et ça marche, ça pulse et ça part dans tous les sens, sans jamais pouvoir situer ce texte, ce village coincé dans sa banalité ordinaire. Une effrayante banalité, devrait-on ajouter. Ce lieu est partout et nulle part, c'est chez vous, c'est chez moi, chez personne. Avec des bribes de littérature écolo presque visionnaire. À vouloir se rendre "comme maîtres et possesseurs de la nature", nous finirons par marcher dans le chaos. Orgueil de l'être humain, hubris démesuré face à ce qui nous dépasse, toujours, même si la place du village est toujours vide. L'ennui et la solitude ne sont que temporaires.
AU SENS PROPRE / POUR DE MANIERE AUTONOME / MARCHER EFFECTIVEMENT A CONTRETEMPS / POUR AUSSI AINSI ENCORE ET SURTOUT POUVOIR / MARCHER AVEC LE TEMPS
Si l'exercice pourra paraître aride à certains, on est en revanche toujours certains d'évoluer en terroir inconnu. On n'est jamais sûr de tout comprendre, de tout saisir, comme dans la vie. Tragi-comique, fable, satire, manuel de lois venu de temps (pas si) lointains. Il faut donc accepter de se laisser porter, de ne surtout pas chercher à comprendre (un grand défaut de lecteur pour ce genre de livre) et de le prendre comme une expérience poétique, technique, mystérieuse, située quelque part entre la folie de vouloir tout contrôler et la nécessité de laisser aller. Oui, idiot de le dire ainsi, mais il faut sûrement lâcher prise et goûter la langue, pure, grotesque, débridée, merveilleuse, inattendue, obsessionnelle, rêveuse, digressive à souhait, rêveuse, explosive, enflammée. Un livre de sagesse populaire au charme fou. Pour vous protéger des châtaignes, car on a peur des châtaignes, n'hésitez pas à mettre votre main sur la tête. Voilà. Prendre les mesures du monde, oui, mais avec le coeur s'il vous plaît, et sans langue de bois. Bravo Gert Jonke et Monts Métallifères éditions pour l'édition de ce livre intemporel !
Roman géométrique de terroir, Gert Jonke (traduit par Uta Muller et Denis Denjean), Monts Métallifères éditions, mars 2023, 165 p., 20€
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