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La Foudre, Pierric Bailly (éditions P.O.L.)

 Oh le mauvais jeu de mots, mais je vais le faire. Le nouveau roman de Pierric Bailly m'a foudroyé, bouleversé, ému, pour des raisons évidentes. A chaque nouveau livre du gus, l'émotion est encore plus forte. Les Enfants des autres m'avait scotché, Le Roman de Jim aussi, tandis que Polichinelle m'avait donné le sentiment à l'époque, en 2008, d'être en présence d'un grand de la littérature française. Après sept romans, mon intuition s'est largement confirmée. Et puis, rien à voir, mais comme Pierric Bailly, je porte des casquettes et des sweats à capuche. Bon, je ne lirai pas cinquante bouquins de la rentrée littéraire, pas le temps, pas l'envie, pas tout un tas de trucs. Rien de grave, un bouquin de Pierric Bailly vaut à lui seul toutes les rentrées littéraires. Bien malin celui ou celle qui réussira à m'émouvoir à ce point.

Alors, de quoi cause La Foudre ? Du Jura bien sûr, le Haut-Jura en particulier, de la Valserine, de la vallée de Joux, des montres, de ces moyennes montagnes en mutation envahies par des hordes de randonneurs que n'apprécie guère notre narrateur. Notre narrateur, Julien, qui est berger et dont le prénom n'apparaît que deux fois, il me semble, dans le livre, et vit avec Héloïse depuis dix ans, prof d'anglais en collège. Dans la vallée, c'est "John", pas Julien. Ils ont une vie un peu particulière. Ils sont indépendants, se voient peu, le week-end essentiellement, car Julien est occupé à encadrer ses troupeaux pendant l'estive, quatre cinq mois dans l'année. Il est souvent seul et il aime ça. Il adore l'orage, les temps poisseux, l'intimité des forêts. Il a donc le temps de cogiter et dans la solitude des hauteurs, il a toujours un temps de retard sur l'actualité. À la faveur des errances sur le net, il découvre un jour qu'Alexandre, un vieux copain de lycée populaire, charismatique et un peu trop parfait, se retrouve en prison pour meurtre. Il n'y croit pas et commence à faire des recherches car cette nouvelle ne colle tout simplement pas avec le personnage et avec l'image qu'il avait de son pote. Un type doux et très intelligent. Ces recherches vont le mener jusqu'à Nadia, la femme d'Alexandre, un peu parano derrière ses lunettes noires. Commence pour Julien une sorte de crise. Il devait partir s'installer à La Réunion avec Héloïse, qui avait obtenu sa mutation, mais la tenue du procès et surtout la rencontre avec Nadia, et leur complicité naissante, va tout bouleverser. L'évidence se fait jour. Oui, les joies et les peines de la quarantaine, ça ne s'explique pas vraiment et ça ressemble à la foudre qui ne vient pas, qui ne viendra plus. Un éclair qu'on attend depuis sept ans... La passion foudroie, étreint, embrase et éteint.

Roman d'une passion amoureuse et d'un terroir habité, incarné, vécu, passionnante petite chronique judiciaire doublée d'un éloge du Jura, La Foudre condense avec une insolente facilité l'amour, l'écologie, la famille, le nature writing, la crise de la quarantaine, la déprise agricole. Allez, dans neuf bouquins sur dix, les descriptions de nature me saoulent. Et la lumière, et la végétation, et le bruit, on pose le décor et hop. Mêmes phrases, mêmes adjectifs, mêmes clichés pour introduire une scène. C'est d'un ennui mortel. Chez Pierric Bailly, la nature EST la scène et ça ne prend qu'un paragraphe, précis, amoureux, connaisseur mais jamais technique, ronflant ou pédagogique. On partage son amour des lynx et des épicéas, on touche l'herbe jaunie, on sent le froid glacial et le bois mort, on visualise un chalet d'alpage et des patous, des scènes de sexe dans la nature. La nature est d'ailleurs l'occasion d'aborder quelques enjeux écologiques : la place du loup, des éleveurs, des chasseurs et des hommes dans cet écosystème complexe et fragile. Alexandre Perrin est vétérinaire, militant écolo, d'une sensibilité exacerbée quand il s'agit de la vie animale. Et c'est peut-être son jusqu'au-boutisme qui le mène en prison. Julien, ou plutôt "John", a une vision plus nuancée des choses. Il est d'abord berger, puis éleveur, observateur de cette riche faune : les chamois, les renards, le chat d'Héloïse. Il s'interroge, comprend tous ces acteurs, explique leurs comportements sans jamais trancher. Il réfléchit, voilà tout. Plus nuancé qu'Alexandre quand il s'agit d'écologie, il ne l'est plus quand il en vient à la passion amoureuse, débordé par la nouveauté, un sourire, un regard, une caresse de Nadia. J'ignore si Pierric Bailly m'a fait aimer le Jura avant que je l'aime mais j'ai toujours l'impression d'y être : au Lavomatic des Rousses, sur la piste de bob du col de la Faucille vers Mijoux, sur ces sentiers des monts Ju, sur les rives du lac de Joux et sa brume qui en gomme les lèvres. 

Plus encore que celui de Luc et ses amis, c'est du côté de mon grand-père que j'ai trouvé le soutien qu'il me fallait. La rudesse de John agissait comme une consolation. Sa dureté m'enveloppait.

On devient ce berger-narrateur taiseux, qui grogne sur les randonneurs en quête d'authenticité. On l'aime beaucoup ce berger embarqué dans une passion qui le dépasse, d'autant plus qu'elle est inattendue. Alexandre, puis Nadia, les promenades, le procès et la prison. Les balades sur les sentiers, la naissance des sentiments, la plaine du Val d'Amour entre Dole et Arbois qui va se terminer dans la vallée du mal d'amour, sous les coups de tonnerre à attendre la foudre. Lui qui aime la solitude pas loin du Crêt de la Neige, il se trouve bouleversé par l'arrivée de ce fait divers et de cette Nadia dans une vie somme toute assez tranquille. Réveillé de sa douce torpeur, il se remémore sa jeunesse, ce type, Alexandre Perrin, avec qui il entretient une relation ambiguë, celle d'une amitié teintée de fascination et de rejet. Et ce rire qu'il lui a volé, qu'il tente d'imiter, de faire sien. John nourrit un complexe d'infériorité car Alexandre était populaire, sympa, éloquent, diablement intelligent, fou des animaux à en pleurer. John se souvient aussi de cette petite bande de potes au lycée, et ces filles délurées qu'il ne verra plus. Son regard, celui d'un souvenir lointain, se mêle au meurtre au présent. John va tenter de comprendre cet ami hors-sol, de percer ses mystères à l'aide de ses souvenirs et des récits de Nadia, jusqu'à en devenir un peu fou. John et Nadia s'attirent à un moment où ils ont besoin l'un de l'autre, sans penser aux conséquences, les pleurs pendant l'amour par exemple. John se révèle à lui-même, un truc enfoui, inexplicable, est exhumé par Nadia. Un peu fermé, rassuré par des lieux qu'il connaît par coeur, il finit par s'ouvrir et en souffrir. Mais il aura vécu et c'est cette instabilité, cette fragilité, qui le rendra vivant. Ou du moins qui lui donnera le sentiment d'exister. Après la fusion, l'éloignement, la sidération, le manque le rattrapent. Où habite-t-elle ? Que fait-elle ? Avec qui ?

J'ai tout de suite envié le rire d'Alexandre, ce rire ouvert, tellement naturel. Alors je me suis entraîné face au miroir de la salle des bains chez mes parents, et j'ai compris que j'avais les moyens techniques de me l'approprier.

Ce narrateur m'a bouleversé. Il a beau habiter dans le Jura, faire un métier en voie de disparition, son histoire est universelle. Bougon, taiseux, avec des airs rustres, John est follement attachant, d'une magnifique sensibilité. On aime sa tendresse, son absence de haine, de rage, de jalousie à l'endroit d'Alexandre, qu'il aime bien en fin de comptes. Un guide, qu'il n'a cessé d'admirer finalement, jusqu'à imiter son rire. John n'en veut à personne, il est juste amoureux, follement amoureux et il est prêt à accepter beaucoup de choses, même un ménage à trois. J'ai beaucoup aimé naviguer entre les livres de Pierric Bailly, où l'on retrouve les personnages de ses précédents romans : Magali et la jalousie à Montpellier, sa petite bande de potes. Ce qui aurait pu être et ne sera jamais. Le roman navigue constamment entre l'éternité joyeuse du Jura, une sorte de paradis perdu, l'île du narrateur en réalité (et pas La Réunion), un monde stable, connu, apaisant, rassurant, ennuyant même parfois, et cette passion foudroyante qui balaye tout sur son passage, la raison, les repères, un travail. Est-ce que John s'en mord les doigts ? A-t-il pris les bonnes décisions ? La solitude, John l'aimait bien avant de croiser Nadia. Elle lui pèse désormais. Il faut lire La Foudre pour comprendre.

Pour la première fois dans une de ces situations de proximité avec Nadia, je pense à Héloïse. Héloïse que je retrouve demain. Et j'en ai envie de la retrouver, mais je n'ai pas envie de quitter Nadia. Je ne l'ai peut-être pas assez dit mais je me sens bien avec elle, je me sens bien dans ses bras.

En termes d'écriture, là où ça passerait éventuellement pour un manque de rigueur chez d'autres auteurs, ça passe café crème chez Pierric Bailly. La répétition des "et", l'absence de virgule parfois. John parle et pense dans sa tête, les idées se bousculent, il se fait des noeuds un peu comme tout le monde, à la première personne. On est dans une sorte de stream of consciousness fascinant, qui aimante le lecteur. C'est bien simple, on est scotché à la sobriété du style, à ces phrases diaboliquement précises, parfaites, aux mots justes, un peu dans le style d'Alain Guiraudie, mais en plus concis, plus ramassé et plus efficace. Une écriture fluide et introspective qui dit des choses assez complexes avec des mots très simples, dans un équilibre parfait. Récemment une blogueuse m'a fait comprendre une chose sur la littérature : qu'importe la technique, ce qui compte, c'est de transmettre une émotion. Si vrai. Et Pierric Bailly est magistral dans le registre. Allez, je vais être franc, j'ai versé une petite larme à la fin de ce livre que j'ai dévoré en deux jours. J'aime aussi les romans qu'on lit moins qu'ils ne nous lisent, entretenant une grande proximité avec les narrateurs et les personnages de Pierric Bailly. Je ne suis pas berger, je n'élève pas de brebis et j'ai peur des patous (je suis cycliste, je ne l'oublie pas) mais tous ces personnages m'ont bouleversé. Leur trajectoires en dents de scie, universelles. Leurs revirements, leurs cry me a river.

Les premiers temps, les premières semaines, j'arrivais à faire illusion, mais au bout d'un mois je commence à céder. Je le sens physiquement, je vis à reculons. Je marche face au vent, je force un mouvement qui n'est pas celui dans lequel je dois m'inscrire. (...) Pour l'heure, je vis avant, ailleurs, à côté.

La meilleure agence de voyage pour la promotion du Haut-Jura se nomme Pierric Bailly. Promoteur de la diagonale des vies, d'un magnifique terroir sentimental, d'un fatal territoire amoureux, le romancier creuse à chaque livre nos fragilités avec une délicatesse et une bienveillance infinies, dans ces montagnes moyennes par leur altitude mais grandes par les songes qu'elles nous offrent. De la grande littérature, des bouquins qu'on aimerait écrire et lire toute notre vie. Il faut aussi s'en remettre, de la passion et de ce genre de roman. "Bouleversant", "magistral", "splendide", en écrivant ces mots, je me rends compte qu'ils collent mal à ce livre et aux impressions qu'il procure. Rien de grandiloquent, de trop lyrique ou romantique chez Pierric Bailly, tout y est intime, feutré, pudique, discret, doux. On y rencontre des gens simples et attachants. Et s'il y a pléthore d'animaux, il n'y a pas d'animalité mal placée. Juste des sentiments à vifs, réveillés, des chairs électrisées dans le feu de la passion. Une psychogéographie amoureuse, intelligente, sans pathos. L'auteur témoigne d'un monde qui change, articulé autour de l'élevage, de la protection et de l'exploitation de territoires en déprise. Ce Jura façonne et continue de façonner l'oeuvre de l'auteur, sans jamais la répéter. Les sentiments évoluent tout comme la géographie, ou plutôt les paysages : l'ouverture ou la fermeture, les brebis ou le loup, l'agriculture ou les services, le col de la Faucille ou le lac de Lamoura. Des relations calmes et rassurantes, ou la passion destructrice qui rend pourtant vivant ? L'attachement et les racines qui se transforment en un arrachement et une sidération. Nos géographies solitaires. Nos Cornetto fondus. La littérature est le territoire de la nuance, d'une vérité qui fuit, située pourtant quelque part, là précisément, entre les mots, les phrases et la foudre. Un thriller amoureux intense. Un roman consolatoire. On n'a pas besoin de confort, mais de réconfort écrivait je ne sais plus qui. On est en plein dedans. Un roman qui m'a profondément touché, comme rarement ces dernières années. C'est puissant et ça fait des noeuds au coeur. Ma rentrée littéraire est donc terminée avant d'avoir commencé. Un merci ému à l'auteur, c'est pour ces livres là qu'on est fous de littérature. 

                                                                                                                                                                   

La Foudre, Pierric Bailly, P.O.L., août 2023, 458 p., 24€


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