On ne lit pas tous les jours des livres de ce calibre. Voici une puissante rencontre littéraire qui est d'abord celle avec une langue. Je ne connaissais pas le réalisateur Alain Guiraudie, ni ses films, alors je le découvre par ses romans. Son premier, en 2014, qui met en scène dans le sud de la France un quadra en congés, Gilles, qui rend visite à Pépé, 98 ans, et à sa fille Mariette, 70 ans (ils vivent ensemble), et leur petite fille Cindy, 15 ans (en vacances). Il fait chaud, très chaud, et Gilles chope le slip de Pépé sur l'étendoir, se branle dedans ni vu ni connu. Puis les flics débarquent dans ce lieu profond, un peu hors du temps, où tout se sait...
Tout commence dans une légèreté grivoise, une chaleur estivale, un quiproquo familial bizarre. On se dit qu'on va bien rigoler, à la bonne franquette, et puis non, pas du tout en réalité. Très vite l'horreur, le cauchemar, un invraisemblable enchainements de faits, aussi scabreux qu'inattendus. On ne voit rien venir. Je précise que je ne savais rien de l'histoire avant de me lancer. Un récit qui prend donc très vite à la gorge et qu'on ne lâchera plus ensuite, après une scène inaugurale fondatrice. Fort sentiment de malaise tout au long de ma lecture, sûrement pour deux raisons. Beaucoup de scènes trash, vraiment trash (gérontophilie, scatologie). C'est très violent et pourtant, Alain Guiraudie, on ne sait comment, amène tout ça avec naturel et douceur. L'autre raison tient sans doute à ce puissant sentiment de réalité qui happe, magnétise, aimante, et qui vient d'on ne sait trop où. Lisez ces splendides pages sur l'amour, le désir, leurs illusions éternelles, l'impossibilité de les comprendre ou de les serrer dans nos mains. Le texte flotte dans les consciences, passant entre les écueils avec truculence, butant largement sur eux, passant d'une scène à une idée, d'un bord de lac à un tonfa recouvert de merde. C'est qu'Alain Guiraudie est passé maître dans l'art du glissement (désolé pour le jeu de mots). Tout ce livre pourrait n'être qu'une farce absolue et il l'est, par bien des aspects : ses accents grivois, ses dérapages cocasses, ses galéjades. Combien de fois me suis-je dit que tout ce récit était invraisemblable ? Il l'est mais il manque une clé, j'y reviens à la fin. Une puissante méditation aussi sur ce qui nous pousse à tuer sans raison, sur l'horizon crépusculaire du mal, contrebalancé par du sexe cru et torride. Malaise poisseux, récit fascinant, scène finale d'une profondeur étourdissante. Pour vous faire comprendre, c'est comme si sous des masques de douceur se cachaient des psychopathes froids (ou l'inverse). Le narrateur, piégé par son bourreau, va l'aimer, le détester, vouloir le protéger. Le plus troublant, c'est ce mélange de chaleur, de bonhommie, de noirceur absolue, de légèreté et d'atrocités. Mais tout passe, la torture et les sentiments, et on s'enfonce dans la nuit noire avec tous ses ténèbres...
Je sais que je peux aimer juste pour une question de survie. Et alors ? Je vois plus où est le problème. Demain, je vais revoir le chef, je sais que je vais l'aimer encore plus fort. Que cette histoire pourra jamais aller bien loin. Et ça me désespère. Et je pleure. Je me force à pleurer. Je vais jusqu'au bout de mon malheur, , je m'y complais même. J'ai conscience de ma solitude, je me laisse aller au désespoir, je me regarde pleurer, comme ça, les yeux fixés sur la route qui défile devant moi. Et puis je vois une lumière dans la nuit, une lampe qu'on agite doucement et derrière la lampe, un gendarme... Non, c'est pas un gendarme... C'est un policier... C'est plein de policiers...
En écrivant ces lignes, je me rappelle qu'Ici commence la nuit est une formidable leçon de tension narrative et psychologique, un vrai polar en milieu rural. Comme le dernier Mauvignier ou un film de Haneke, version Funny Games. Ça plante le décor, hein ? On parlait de glissement. Même s'il n'en pas les codes, ce roman tend aussi vers le polar/thriller, le western en milieu urbain, ou plutôt dans un patelin de campagne. Est-ce que ce livre est malsain, voyeur, impudique ? Je l'ignore (et je ne le crois pas, car il est loin de n'être que ça) mais tout projet littéraire qui bouscule la morale se doit à un moment d'en interroger les frontières, d'en exhumer les tabous. C'est le risque et la beauté de ce livre qui, s'il est est trash, est surtout une splendide matière de réflexion sur le sentiment amoureux, le désir libre et sincère. Il faut voir cet amour platonique et bizarre entre Gilles, 40 ans, et Pépé, 98 ans, en fin de vie. Il va se passer un truc, c'est sûr, mais... Et cet amour passion, destructeur, meurtrier, avec le policier, archange du mal. Et Cindy, 15 ans, moins farouche qu'elle n'en a l'air, un peu paumée, et qui s'ennuie chez ses grand-parents, qui voudrait aller plus loin avec Gilles mais pas lui... Et des morts suspectes autour, des pressions, des tensions.
Deux choses pour finir. Si ce livre paraît donc invraisemblable, c'est qu'il s'attache surtout à révéler la boue intérieure, autrement dit tous nos désirs inavouables, nos pulsions ambivalentes, celles de mort et de vie. Avec pour résultat l'hypnose et le sordide au même endroit. Il faut donc à Guiraudie aller nager dans les eaux de la psyché, portées par les courants de l'onirisme et les méandres du fantasme. En naît ce magnifique flottement, qui nous perd et nous fait paradoxalement atteindre cette universalité ou vérité du sentiment : on ne sait jamais tout à fait où nous en sommes. Je crois n'être jamais allé aussi loin, dans tous ces recoins, qui à la fois font peur et renferment la plus belle lumière. Au roman de l'exhumer, ce vide intérieur, cette matérialité des rêves. Et là, plus de noirceur ou d'atrocités, mais une immense tendresse pour ces personnages, qui ont tous une âme, une belle âme d'écorchés, de marginaux. Car ce livre est aussi une manière de faire écho à cette France profonde, rurale, celle des gens de peu, pris dans le SMIC et dans la désindustrialisation, sans aucun misérabilisme. La marge, c'est aussi cette communauté homosexuelle, avec ses codes, ses solidarités, ses hypocrisies.
Je me sens merdeux, humilié, comme si j'avais cru à quelque chose en quoi y'avait jamais eu lieu de croire, une idylle amoureuse sans sexe, un désir qui se concrétiserait d'ailleurs pas, et qui du coup s'éteindrait jamais. Un désir éternel. Mais sans doute que c'est pas possible, sans doute aussi que c'est pas souhaitable. Peut-être qu'il peut y avoir de désir que dans son accomplissement, peut-être que sans accomplissement, le désir est une chimère inutile.
Dernière chose, toute rencontre sur ce blog est avant tout une rencontre littéraire. Quelle langue, quelle écriture ! De toute beauté, capable de semer le flou, de creuser l'ambiguité. Je lis ou relis en ce moment Grégory Le Floch, Jon Fosse, László Krasznahorkai, des auteurs du flux de conscience, de la confusion des rêves et du réel, aux phrases habitées, syncopées, longues et haletantes. Il y a de ça chez Guiraudie, une volonté d'en découdre avec le miroir, les visions, les psychés, sans psychologie de bazar, sans manichéisme, sans morale ou moralisme. Avec un rythme d'une vitalité foudroyante, comme une longue respiration saccadée où l'on entre dans une conscience qui nous scotche. Les personnages, ces fantômes, parlent l'occitan dans le livre (Pépé et Gilles), "une langue morte", métaphore d'une disparition d'un peuple, d'un territoire, des âmes et des corps. La nuit envahit tout, la mort, peut-être au bout, mais il y a des résistants face à l'éternel retour. Un de ceux-là, c'est la littérature, portée à son plus haut point d'incandescence. Ici commence la nuit, donc, la littérature et l'amour. Il va me poursuivre longtemps, celui-là...
Ici commence la nuit, Alain Guiraudie, P.O.L., 2014, 285 p., 16,90€
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