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Watergang, Mario Alonso (Le Tripode)

 Où aller quand on habite au milieu de nulle part, au centre de tout, à Middelbourg ? Quand votre famille est décomposée, séparée, éclatée ? Paul a douze ans et deviendra écrivain. Il est beau, il a du charisme, il est inquiétant. Il vit avec sa soeur, Kim ou Birgit, qui est ado et enceinte d'un certain Jeroen, qui n'assume apparemment pas. Il vit aussi avec Super, sa mère, qui tente de joindre les deux bouts au milieu des polders, dans ce lieu abandonné, remodelé par les vagues et les marées. Le père de Paul est parti de l'autre côté de la mer, sur une île, il y a longtemps, avec une certaine Julia. Qui est aussi le prénom de sa mère. Sans oublier Magnus, le magnolia au pied duquel Paul enterre les lettres envoyées par son père. Paul veut devenir écrivain, à treize ans. Alors il consigne et parle de ce qui l'entoure, ce qu'il voit et perçoit. Mais pas tout à fait...


Pays de polders traversé par les canaux, Middelbourg est un village isolé, à moitié relié au monde, lieu retiré qui, par certains aspects, fait penser à une presqu'île. Des terres reliées par des canaux, séparées par la mer, entourées d'une menace permanente. Celle de la submersion, du recouvrement marin. Les liens sont fragiles, en danger permanent, menacés par une nature impétueuse et aveugle au destin des hommes. La famille est une île, un lieu-refuge rassurant mais précaire. L'auteur réussit avec beaucoup de subtilité ces analogies et ces glissements métaphoriques entre le cocon familier, tranquillisant et ces paysages d'eau aux odeurs incertaines, aux comportements imprévisibles. Dans sa dimension allégorique, le canal comme l'intermédiaire, le symbole du passage sur terre. Ce premier roman de Mario Alonso se présente comme une histoire de famille décomposée, d'amours avortés, mais surtout de fantômes et de voix qui hantent, fragments narratifs d'un retour aux sources, d'un possible voyage là où on ne sait pas. Nulle part, au centre du monde, Middelbourg, village reculé, somme de lieux (un bar, le canal, une maison, une superette) et de personnages, de leurs interactions fécondes.

Le cousin de Zac et son clan tournent autour. Elles sont mignonnes et tout à fait tristes. Juste comme il faut.  C'est bien des filles d'ici. Toutes fraîches et déjà toutes désespérées.

Car oui, le village, la mer sont autant de personnages de ce roman choral qui s 'interroge en permanence sur son sens, ses impuissances, ses détours et jeux narratifs. Qui est le narrateur ? Ce Paul, douze ans, bientôt treize ? Ou Middelbourg, ou l'océan, ou Julia, la mère, la mer ? Ou ce mystérieux narrateur qui revêt les habits de ceux qu'ils imaginent ? À tour de rôle, c'est le cas de le dire, chacune et chacun va prendre la parole, la confier à un possible double. Double jeu, double je dans ce lieu refuge, le(s) watergang aux accents flamands. Paul est un enfant des marais, solitaire, en quête de liens, d'amour solide. Enfant du transbordeur (le passage !), il aime flâner seul dans ce pays de canaux. Un canal, ça file droit, c'est rassurant, contrepoint d'une vie sinueuse et confuse, où l'on a déjà vécu tout vécu sans avoir rien vu. Il consigne tout ça par écrit dans des carnets sous blister. Capturer l'âme des lieux par les mots, les représentations. Un lieu n'existe que par les paroles rapportées, ce qu'on en dit, ce qu'on écrit et ce qu'on passe sous silence. Un territoire humide, des landes de l'autre côté du miroir, des marais à Middelbourg, lieu d'un désespoir doux mais encore frais, où la mer remonte à la surface et creuse un chemin jusqu'aux personnages.

Ambiance délicate et mystérieuse d'un récit qui emprunte beaucoup de chemins, de détours, se noie pour mieux remonter et flotter à la surface des consciences. Histoires d'une perte et de retrouvailles dans les solitudes des vies bercées par la musique, les pintes, les absences d'un ami et les gâteaux d'une grand-mère. Relations instables d'une mer agitée, d'autant plus belles et fortes qu'elles sont fragiles. Récit flottant qui suspend et multiple les projections, les mises en abîme, qui révèle nos impuissances. Mais ce serait en oublier toute la discrète poésie : "Les mots-oiseaux de mon père font du bruit en s'échappant. Mon magnolia est magnanime. Il m'enveloppe dans son magnifique magnétisme. Je le baptise Magnus. Il est le gardien de mes lettres. Je les enterre à ses pieds." Ecriture qui procède par éclats, fragments, petites touches, dans une atmosphère obscure mais vivifiante. C'est vous, dans un pub où ça chante, ça boit, ça vit tandis qu'il pleut dehors. Des bourrasques de vent, un océan prêt à gronder. Tension du tableau, persistance de la foi en l'amour et ses ratés. Middelbourg a parlé.

Il ne se passera rien, mais rien ne se passera tout à fait normalement. Je serai à l'image de mon auteur, à l'image du pays et de ses coutumes, je serai à l'image des marais, en pièces et complet. On me lira sans avoir jamais lu auparavant. 

Chacun a besoin d'une chapelle : des bras, une église, une maison, une famille, un paysage, un passage, un arbre. Paul est l'âme du watergang, "l'âme du désert". Un lieu-repoussoir qui, d'une manière ou d'une autre, fait écho dans le coeur du narrateur. Pourquoi ? La fin du récit en délivre les possibles clés : l'histoire, la famille, la psychologie, sans être dupe de ce que l'on peut pas trouver, des bêtises que l'on raconte. Par peur, par impuissance, par ignorance. Oui, "chacun est en quête de sa petite chapelle", du récit qui va bouleverser sa vie. Allez savoir pourquoi, mais en lisant le nom de ce village, impossible de ne pas lire Middlesbrough, ville du nord de l'Angleterre. Or le récit se situe justement quelque part entre la Hollande et l'Angleterre, balayant des images d'îles, non pas tropicales, mais brumeuses, pluvieuses, battues par les vents. Des campagnes qui ne mènent nulle part. D'ailleurs, "l'Angleterre" est une île, la Hollande aussi, à sa façon, pays de l'eau tressée. L'isolement et l'horizon marin, image du paradis terrestre, quête d'un espace vierge pour retrouver les territoires de l'enfance. Une identité envolée. Constante interaction entre la foule et la retraite solitaire, entre deux pays et deux parents, ce watergang comme l'antichambre du néant, que tout le monde prend pour le néant. Ironie de l'histoire, ironie de Paul, hanté par on ne sait quoi.

Écrire, pour faire remonter les âmes à la surface, l'âme du Watergang et de ses peuplades, sans en épuiser les mystères, par une écriture au doux magnétisme. Parler et penser double. Finalement, dernière page tournée, le lecteur n'aura pas tout percé (comment percer l'eau ?) de ce récit envoûtant, ses contrastes en couleurs — entre rose et noir—, ses remous poétiques. Juste éprouvé, un instant, l'unité retrouvée. Écriture picturale pour ce roman choral émouvant, d'une délicate simplicité où les lieux (sans doute le personnage principal), parlant comme jamais, fixent le devenir et la nature des souvenirs. Comme il faut grandir, on demandera à la mer de nous y aider, aux mots, à la littérature, sans nous engloutir, please. Du moins pas tout de suite. Tot ziens watergang.

                                                                                                                                                                 

Watergang, Mario Alonso, Le Tripode, janvier 2022, 222 p., 18€

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