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Les Deux dormeurs, Samy Langeraert (Verdier)

 Encore un hasard (et un joli plaisir) de lecture. Enfin, pas tout à fait. Le nom de l'auteur me disait quelque chose, sans savoir quoi exactement. Puis Verdier, toujours un éditeur de confiance en matière d'écritures. La première page lue en librairie m'avait convaincu et me voilà parti pour deux heures de lecture avec ce court roman (90 pages) ou cette longue nouvelle aux allures de journal intime mêlant pensées, observations et questionnements, le dernier paragraphe indiquant finalement une direction, une piste, une manière de regarder ce roman. Un roman qui offre un jeu de regards et de perceptions, plus ou moins brumeux, plus ou moins désabusés. Le miroir se contentant ici de refléter sans jamais prêter le flanc à l'injonction ou au commentaire, et c'est heureux. Un narrateur qui recoupe trois voix, celle du rédacteur, du plumitif et du poète. Et deux dormeurs donc. Il s'agit peut-être aussi du lecteur. Pas tout à fait concerné tout en étant très attentif, ce narrateur observe un groupe de Portugais hyperponctuels et une jeune femme qui porte un tee-shirt à rayures. Encore une fois, qu'importe l'histoire racontée du moment que celle-ci est habitée, racontée avec habileté. On se laisse donc rapidement prendre par la plume errante de ce personnage en quête d'un truc à raconter dans le monde de l'art. Un peu étranger à lui-même, à sa vie, comme détaché des événements et en dehors du temps, il tente de fixer son regard quelque part, et raconte la succession des instants qui s'étirent. Des visiteurs, des vernissages, des gens de passage, des langues étrangères, des pigeons voyageurs et des membres de la sécurité, les sons émis par les oiseaux. Et ces croisières de luxe dont il faut vanter les mérites pour gagner, tout de même, sa croûte. Il ne se passe donc pas grand-chose en apparence dans les Deux dormeurs mais l'intérêt est bien réel car le diable, ou la littérature, semble toujours se cacher dans les détails.

Assis à sa table du coin dans l'ombre, le narrateur observe. Ecoute et dort dans le même élan. Il écrit des poèmes pour cette fille qu'il peine à discerner vraiment. Est-elle réelle ou juste le fantasme d'un type qui s'ennuie dans un centre d'art ? D'ailleurs, il dit écrire des poèmes mais n'en donne aucun à lire. Doute, gros doute. Et puis il y a cette voix qui commente sans cesse.
Un roman intrigant qui semble avancer dans le velours des heures, où l'on paresse, où l'on s'interroge, orphelins d'une quelconque direction, d'une quelconque ambition pour les personnages. Pas de grands effets, pas de spectacle hollywoodien, juste des passagers de la vie qui ne parlent pas toujours, et même jamais, la même langue. Le poète et le rédacteur, l'un aime les sentiments, le romantique, l'autre les phrases sèches, attendues, qui font dépenser de l'argent. Etre étranger à sa propre existence, à ses propres mots, qui sont peut-être ceux d'un autre. Une question d'événements qui libèrent le regard, qui cassent la routine et chassent les voix qui hantent. Ces voix où se mêlent les reproches et les fantômes, l'indifférence et l'indolence. Une routine de laquelle peut, malgré tout, surgir l'inattendu et pourquoi pas un peu de magie, mais pas celle frelatée vendue sur le papier glacé des brochures d'agences de voyages.
Je n'étais absorbé par rien. Les rares choses que je faisais, je les faisais un peu seulement. Je cuisinais un  peu et je lisais un peu, je marchais un peu, il m'arrivait de prendre des photos, mais le plus souvent, je ne faisais absolument rien. Alors le temps passait de manière très curieuse, comme en formant des boucles, et les nuages, les bâtiments et les oiseaux, tout se mettait à ralentir, et à mes yeux tout attendait, comme moi.

Un roman de l'attente, des fantasmes qu'elle fait naître, de la tension nonchalante qui, paradoxalement, nous rend extrêmement attentifs au réel, à ces voix et ces miroirs comme autant de dédoublements, de fuites, d'attentes vaines, et même de l'absence d'attente particulière. Légère ironie aussi mêlée d'une discrète paranoïa. Par les mots, le plaisir, enfin, de ne pas tout comprendre, de ne pas chercher à comprendre ce qui s'offre comme un son barbare. Alors on se concentre, sur un regard, un visage, un geste, une attitude, une intonation pour échapper à une forme de torpeur (p. 27 : "l'exécution du moindre mouvement me demandait un effort colossal."). Le roman ne sombre ainsi jamais dans l'indolence ou l'ennui, bien au contraire. Portés par les événements, les différents narrateurs finissent par échanger leurs voix jusqu'à semer une petite confusion chez le lecteur. Qui s'empare des mots de l'autre ? À quoi servent ces journées d'observation ? Le plus intéressant reste le moment où le rédacteur passe le relais au plumitif. Alors là, les choses peuvent commencer à déraper, quand le silence se fait dans la tête, quand l'autre dormeur n'a plus rien à dire... Qui prend le contrôle ? Le dormeur ou le rédacteur ? Le dormeur ou le poète sans muse ? Le plumitif ou les songes ?

Aujourd'hui, je ne suis pas très présent à moi-même. Je ne suis pas très présent tout court. La fille aux tee-shirts à rayures n'est pas venue depuis six jours et je n'arrive plus à écrire ni à m'intéresser à quoi que ce soit, pas même aux Portugais.

Savoir s'étonner, savoir ne rien faire, savoir ralentir. Un apprentissage. On a oublié de regarder, on ne sait plus contempler, pris dans l'urgence et les flux incessants. Un roman pour réapprendre à s'étonner, à ouvrir en grand les portes de la perception. Deux dormeurs, trois voix et un chouette roman. Un roman de l'attente et de l'attention. Douce tension, pour réapprendre à voir, à mieux voir ce qu'on a oublié. Se détacher pour mieux contempler. Prendre un peu de distance et voir, ou sentir, ce qui se passe. Un beau roman aussi sur l'acte d'écrire, sur l'impuissance à comprendre et se faire comprendre. Un écrivain est par définition hanté. Il "couche" les mots pour échapper à une forme d'ennui et quand il semble ne plus être hanté par quoi que ce soit — une femme, des Portugais, un pigeon surprenant — c'est l'inspiration qui s'envole à jamais. Alors, quoi écrire ? Que dire d'intéressant ? Réponse dans les six dernières lignes de ce très chouette roman, porté par son écriture inquiète et délicate.

                                                                                                                                                                  

Les deux dormeurs, Samy Langeraert, Verdier, mars 2023, 91 p., 14€

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