Accéder au contenu principal

La Justice des hommes, Santiago H. Amigorena (P.O.L éditions)

 Après La Foudre de Pierric Bailly, je me suis plongé dans le nouveau roman de Santiago H. Amigorena, qui a quelques liens avec le premier cité. On y croise des "drames amoureux" et la justice, qui se voudrait l'arbitre des sentiments. Sauf que dans la réalité, il existe des lieux où tout se mélange, l'oubli et la mémoire, le bien et le mal, les gens mal intentionnés et les autres. On n'est d'ailleurs jamais sûr de se poser tout à fait les bonnes questions. L'amour et la morale ont-ils quelque chose à faire ensemble ? Les avocats comprennent-ils ce qui se joue dans un couple ou ne sont-ils qu'aveuglés par leurs intérêts et l'injonction à trouver une issue ? Pour comprendre les choses dans la vie, il faut souvent les perdre. Il faut un peu mourir pour les retrouver. C'est ce qui arrive à Aurélien un soir où sa compagne, Alice, lui annonce qu'elle le trompe avec Olivier, un type pas spécialement beau ou intelligent. Alice et Aurélien se sont perdus en chemin. Lui parce qu'il n'a pas assez souffert et pas encore écrit le livre qu'il rêve d'écrire. Elle parce qu'elle s'ennuie. Le couple s'érode comme tant d'autres avant cette nuit où tout bascule. La jalousie, un accident, puis la prison...

C'est un beau roman, émouvant et prégnant, qui m'a sans doute moins bouleversé que La Foudre de Pierric Bailly mais qui restera dans ma tête pour plein de raisons. Deux petites choses m'ont gêné. Cette fin qui m'a sorti de l'histoire, créant un hiatus et une confusion des points de vue. Arrêter le roman au bas de la page 309 me suffisait, laissant une porte ouverte sur l'histoire de ce couple usé. L'autre point, c'est l'écriture parfois alambiquée de l'auteur, des expressions tortueuses ou des formulations un peu lourdes (je pense que tu penses qu'il sait qu'il pense...). Voilà pour les réserves.

Pour le reste, c'est diablement intéressant, avec des sentiments puissants et très humains. Et toujours le rôle des mots, ceux qu'on ne dit pas, qu'on ne sait pas dire, qu'on ne sait plus dire ou formuler, qu'on ne trouve pas ou qui n'existent tout simplement pas. A l'oral, à l'écrit, ceux de la gestuelle aussi, un vocabulaire des corps impossible à inventer. C'est un roman sur l'impuissance. D'aimer, de dire, de pardonner. Etre incapable de nommer ne signifie en rien que la chose n'existe pas. C'est juste qu'on n'a pas trouvé les moyens pour faire exister cette chose. Alors on tente avec les mots mais on bute sur un sens qui fuit, une approximation. Dans l'écriture du romancier, c'est là sa force, on palpe ce territoire incertain de l'absence de mots, de l'absence du savoir. Page 310, très belle phrase programmatique : "La beauté de la fiction tient aussi à cela : parfois, on ne sait pas." Et pour cause, tout est affaire de sentiments, ce truc un peu iréel qu'on ne peut, et qu'on ne sait, que prouver. Par un regard, une attention, du bricolage, un kebab, une confidence, une lettre. Les mots, toujours les maux. Quand on ne sait pas dire, il convient d'écrire. Mais quoi écrire, quoi taire, quand on n'a pas souffert ? C'est ce que répète Alice à Aurélien. Souffre un bon coup et tu auras de la matière. Voilà notre Aurélien servi. Il ne verra pas ses enfants pendant plus d'un an. Le pire, c'est que l'amour est bien là, résiste dans un coin de l'univers. 

C'est aussi un livre sur le silence, sa qualité, ses mystères, son épaisseur. Nos personnages, plutôt instinctifs, font tout pour ne pas penser, ils refusent la boucle mentale qui rend fou. Surtout Aurélien en réalité. Alice, elle, ne réfléchit pas. Et ils sentent bien qu'un truc cloche. Ce qu'ils ressentent ne colle pas à ce qu'on leur dit, à ce qu'on voudrait leur faire dire. Il naît une belle tension, une envie chez le lecteur de "mieux" faire parler les personnages. A leurs côtés, on voudrait les prendre par la main et leur dire de tout lâcher, la petite Elsa notamment, dont on comprend le mutisme prolongé, écho à distance du silence de son père. Aurélien ne peut pas parler, ne sait plus parler. Peut-il trouver la clé comme on poste une lettre ?

J'ai aimé cette écriture en recherche, sur un fil, où l'on ne sait jamais vraiment si l'amour ressemble à la haine, où la bienveillance se pique de tendresse et de colère rentrée, où le désespoir se couvre d'un voile de pudeur. Un roman où l'on sait tout, où l'on ne sait rien. Pas grand-chose.

C'est cet endroit perdu de notre corps ou de notre coeur, cet endroit qui nous permet de dire "nous" pour parler de nous-mêmes, cet endroit matériel ou immatériel, cet endroit où la mémoire et l'oubli sont une seule et unique chose, cet endroit où nous sommes tellement nous-mêmes que nous sommes aussi, chacun, tous, cet endroit que nous ne savons pas situer, que nous ne savons pas nommer mais où nous reconnaissons notre humanité et notre enfance ; — c'est cet endroit qui nous permet d'avoir des amis et de partager l'amour.

Une histoire où les personnages semblent vouloir parler, où ils semblent aussi ne pas pouvoir parler. Alors les avocats prennent le relais et le font à leur place. Mais comprennent-ils seulement les sentiments ? Ils confisquent la parole de leurs clients sans jamais être dans le bon tempo de l'amour. Les affaires avant tout. A côté de la plaque. Ils ne comprennent rien. Leur justice n'est pas humaine, elle est aveugle à ce qui se joue dans le coeur d'Aurélien et d'Alice. D'où ce décalage permanent entre ce qui est dit, ce qui est écrit, ce qui est ressenti, créant une jolie et douce tension. C'est le silence qui parle, et celui-ci est d'une éloquence rare. Un livre d'impuissance. Un roman de gestes anodins qui en disent long, comme cet appartement en bazar qu'il faut retaper, cette conscience qu'il faut ranger. Dissiper le brouillard pour retrouver la parole, dans la mélancolie et l'oubli. Aurélien fait les choses car elles semblent ne plus avoir de sens. C'est justement parce qu'elles n'ont pas de sens qu'il doit le faire. Se poser les bonnes questions, les seules qui ont du sens. Est-ce que je l'aime encore ? Une séparation, un divorce, la personne en face cesse d'être importante, d'être quelqu'un. La vie à deux était une parenthèse de vie qu'on avait arrachée à la solitude, à l'absence d'amour, une parenthèse qui donnait des enfants. Pouvait-on séparer une famille, briser l'unité, faire table rase d'une parenthèse d'amour ?

Soudain, il s'était souvenu que ce n'était pas lui mais elle qui avait dit ça. Et se souvenir de la générosité d'Alice, de sa gentillesse, lui était insupportable.

Un beau roman d'amour sur les liens fragiles qui nous unissent ou nous séparent, qui parvient à saisir avec une belle justesse leur complexité, leur douceur. Quand le silence fait un bruit qui nous console. Quand on parvient enfin à trouver la pièce manquante.

                                                                                                                                                                  

La Justice des hommes,  Santiago H. Amigorena, P.O.L, août 2023, 314 pages, 21€


Commentaires