Respect à Franck Courtès pour ces deux très beaux livres qu'il m'a donné à lire en cette année 2023. J'ai découvert sa plume avec son précédent recueil de nouvelles, Les liens sacrés du mariage, sur un sujet ô combien casse-gueule. Le couple, l'amour, blablabla... Un vrai tour de force qui m'avait grandement ému où l'auteur captait avec une finesse rare des instants fragiles et des territoires perdus. Les sentiments, les assortiments trompeurs, les retrouvailles, les brèches et les entailles, le moment où tout bascule, où les rouages se grippent. C'était diablement beau et émouvant. J'ai repris une lampée de Courtès avec ce À pied d'oeuvre. L'auteur n'a pas son pareil pour prendre des photos avec les mots, trouver le bon angle ou régler la juste lumière. Un projet différent ici : partir de la misérable condition de l'écrivain (quelle première page, qui dit tout !) que s'impose l'auteur après avoir lâché la photographie, métier qui lui rapportait 3000 euros par mois en moyenne (parfois 8000), pour se consacrer uniquement à l'écriture. Et là, pour toute personne qui écrit et rêve de Goncourt, ou plus simplement d'être publié, ce livre est à lire absolument. Franck Courtès, qui a beaucoup de talent et déjà écrit quelques livres, dit gagner 250 par mois en droits d'auteur alors que son premier livre primé a été vendu à environ 5000 exemplaires, ses meilleures ventes. Voilà, on ne devient par écrivain pour être riche. Et Franck Courtès de nous décrire avec beaucoup d'humour et de franchise, dans les détails, sa nouvelle vie de bricoleur-livreur-manutentionnaire-jardinier-serveur. A partir de là, ce n'est plus un livre sur la condition des écrivains mais l'examen clinique d'un rapport marchand et capitaliste au monde. L'expérience de la précarité. Les humiliations et les compromis.
Mon premier livre m'a valu un petit succès, puis alors même que je me sentais progresser, j'ai vu autour de moi l'enthousiasme s'émousser. Le métier d'écrivain consiste à entretenir un feu qui ne demande qu'à s'éteindre. Un feu dans la neige. Il faudrait prévenir, mettre un panneau. Cela exige une grande volonté. Achever un texte ne veut pas dire être publié, être publié ne veut pas dire être lu, être lu ne veut pas dire être aimé, être aimé ne veut pas dire avoir du succès, avoir du succès n'augure aucune fortune.
La première page annonce le programme. Franck Courtès va nous décrire sa descente aux enfers dans le monde de la pauvreté. L'indigence est à portée de tous. On connaît ces écrivains qui vivent de bourses. Franck Courtès, dans cette autofiction bien sentie, préfère les petits boulots mal payés qui lui permettent de consacrer sa vie à l'écriture, soit des matinées entières de transe où "tout ce faux devra rendre le son du vrai. Enfermé chez moi, je visite cent dehors." Oubliez la reconnaissance, le prestige, l'argent, les compliments, les espoirs, la réalité est bien plus triste : des taches de bricolage payées une misère (15, 20, 40 euros la demi-journée dans le meilleur des cas), la fatigue, l'usure, les coups dans le dos des rédac' chefs, les pleurs parfois, toutes ces stars dont il se fout. Et puis le regard des autres, des proches, qui change, où l'on éprouve tous les sentiments possibles. Courage ou lâcheté ? Vivre pour son art ? Ne pas subvenir aux besoins de ses enfants ? Pour réponse, il porte des gravats, emporte des buissons, lave des vitres ou aide les mamies avec leurs courses. Avec beaucoup d'autodérision, nous voilà dans un monde de galères sans nom.
Je n'y retournerai pas, à ce front imaginaire et pathétique, la littérature, ce fleuron de l'excellence culturelle française qu'on s'échine tous à faire exister et survivre, éditeurs, libraires, professeurs, ce front où, tout de même, les auteurs se débattent dans des conditions plus effroyables que les autres, dans des tranchées moins abritées.
Parfois, la volonté est molle et l'auteur, par tant de fatigue accumulée, a presque perdu la flamme. L'auteur se moque aussi gentiment de ces auteurs à l'oeuvre insipide qui "cabotinent" sur les réseaux sociaux et se retrouvent ensuite dans un bar en face d'une petite jeune très consciente de sa beauté : "Une jeune femme à la démarche enfantine entre et le rejoint à sa table (...). L'écrivain s'anime. L'auteur est de ces hommes qui veulent paraître jeunes alors qu'avance l'âge (...). Je l'entends user de tous les artifices d'une modestie si empruntée, si feinte que je ne vois plus en lui que la prétention qu'il cherche à cacher." D'autres passages font beaucoup rire, quand l'auteur est reconnu par des lecteurs ou d'autres auteurs. Les dialogues valent le détour.
Mais au-delà, Franck Courtès nous parle plus globalement des promesses du capitalisme : les cernes, les traits tirés, les courbatures, les douleurs intercostales et musculaires, les inflammations tendineuses, l'usure, la fatigue, les ménisques africains sacrifiés sur l'autel de la livraison rapide, les algorithmes destructeurs, la fausse bienveillance hypocrite... La liberté a un coût. Roman, biographie ou autofiction, on s'en fout pas mal, le livre est très réussi. On souligne beaucoup de phrases, on est ému quand l'auteur nous parle de sa tristesse, de ses enfants et notamment de sa fille qui ne lira pas une ligne de ses romans ("une tache indélébile sur sa conscience") et on est séduit par la lucidité désenchantée de l'écriture, mâtinée d'humour noir et d'amertume ("cette France à la culture moins ouverte que béante, qui célèbre pour leur contribution au rayonnement des arts et des lettres Milan Kundera et Franky Vincent, qui ne sait pas que, coincé entre le génie de l'un et la gouaille de l'autre, l'artiste français est plus soutenu par les services sociaux que le ministère"). Une mention spéciale à la plus belle scène du livre selon moi, la plus gore également, celle de l'accident de voiture où se mélangent une tendresse folle et un désoeuvrement total. Un très beau livre donc, à la plume acerbe, drôle et intelligente, qui ne douche pas complètement nos espoirs. Un bel éloge de l'écriture. On adore.
À pied d'oeuvre, Franck Courtès, Gallimard, août 2023, 185 p., 18,50€
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