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Extension du domaine de la liste, "Claquettes et ornithologie", Christophe Rey, Héros-Limite

 Voilà une pépite comme on en croise peu dans une vie de lecteur. Quand j'ai un petit coup de blues littéraire, comprendre quand je lis des daubes, je reviens vers ces Claquettes et ornithologie pour me réconcilier avec la chose narrative. A la croisée des genres entre poésie, miscellanées, nouvelles et listes, Christophe Rey compile ce qu'il voit et comprend, ce qu'il croit et ne comprend pas. Rien que des listes de choses et d'autres. Des listes de couples, de duos, des listes d'observations, du noble et du cru, des cordes tendues de linge et des paires improbables, de l'absurde et du sagace, du grossier et du délicat. Moins un livre de listes peut-être que des angles de vue, des façons de déplacer le regard. C'est bien connu, pour voir ce qu'on ne voyait pas, il ne faut pas changer les gens et le monde mais changer notre manière de voir les gens et le monde. Ce que fait si bien la littérature quand elle est entre les mains d'un type comme Christophe Rey. Encore faut-il avoir un peu de second degré sous peine de buter contre un mur. L'humour si puissant, ici, vient de ce parfait détachement face à la vie, à ses irruptions incongrues et à ses fulgurances de sens. Lisez un peu :


Par des pinces à linge, le linge est suspendu à une corde tendue entre deux poteaux de fer, ou parfois entre deux arbres, ou entre un arbre et un poteau de bois ou de fer. J'ai lu qu'à cause de la rotondité de la terre, une corde tendue entre Évian et Morges passerait au milieu du lac Léman six mètres au-dessous de sa surface* (*Paul Guichonnet, Le guide du Léman, 1988). Quand je dis ça à des amis, j'ajoute que ce n'est pas vraiment au milieu du lac qu'il faut essayer de faire sécher du linge - remarque ne faisant généralement rire personne. Mes amis me répondent toujours que la terre n'est pas si ronde, et que la corde ne peut passer si bas dans le lac. Je me trouvais reposant dans une chaise longue sur la terrasse de l'appartement d'une femme avec qui j'avais une relation amoureuse, lorsque j'ai lu cette assertion que je lui ai tout de suite répétée. Elle m'a répondu qu'elle n'en avait rien à foutre, et que je lui rapporte de tels propos pourrait être un motif de séparation.



 J'ai adoré ces pages de couples : Bloody and Mary, Tic et Tac, Moët et Chandon, le bruit et la fureur, le bruit et les odeurs, l'homme et la femme, le son et le sens, Ingres et son violon, le pour et le contre, la canne et la pêche, le moi et le ça, Omar et Fred, Arnold et Willy... ces listes de jets et de lancers en tous genres, les formes d'ingestion de sucre, les lieux où l'on n'ira probablement jamais (pour moi Dieppe et l'Inde), les occasions dans lesquelles des objets sans valeur prennent de l'importance, les oeufs, les oeufs, la fonction et les formes des escaliers, les façons de s'intituler et de se sobriquer, les orthographes variables de Tennessee, les trous... Christophe Rey déforme et calibre le monde sans fixer aucune règle sinon celle de l'observation par les mots. Comme tous les livres extraordinaires, et ils sont rares, vous tentez de débusquer la magie de ces images que seule la littérature peut faire naître dans la tête d'un lecteur. Contrairement au cinéma où l'image vient un peu/beaucoup saturer l'imagination (le pouvoir du cinéma se joue sans doute ailleurs que dans la pure image), les mots font naître ici autant d'images singulières qu'il existe de lecteurs. A sa façon, C. Rey nous invite à l'empathie, à la moquerie fine jamais cruelle, à l'autodérision. Jamais figée, la liste fait au contraire vivre ici ce qui nous ouvre et nous libère, l'imagination, la tension vers un ailleurs jamais soupçonné. Oui on rit mais on apprend également une foule de choses qu'un universitaire ou un simple prof serait bien incapable de transmettre. On y croise quelques fantômes, des lieux en tous genres aux confins de l'oubli et au seuil du sens, entre alopécie et chute de cheveux. Mais, avez-vous jamais vu un cheveu tomber ? 
Jésus-Christ, également grand fomentateur de textes et de représentations, s'il a existé fut-il couronné d'épines par ses gardes romains ? Quoi qu'il en soit, il fut couronné d'épines et auréolé par moult peintres et sculpteurs.

Si la littérature a bien une fonction, c'est de déplacer le regard, tordre la réalité, de changer notre manière d'avancer en décentrant. Le corps, l'esprit, l'habitude. L'habitude, tenez, et la liste pour détourner le programme trop calibré. Il existe des listes de choses, des listes de courses. Christophe Rey nous propose des listes de choses à ne pas faire, des listes pour mieux voir, des listes pour ralentir et se poser, des listes pour rire et se dire que la vie est marrante tout de même, des listes pour répéter des listes, des listes inutiles, des remarques inutiles, la liste ultime qui défierait toutes les listes, des listes d'amour de la littérature, des listes de partage pour se dire qu'on est moins seul à voir le monde autrement, des listes pour casser la routine et mettre des rustines sur nos écorchures, des listes pour rabibocher les couples, pour empêcher les cheveux de tomber et faire mieux cuire les pâtes al pomodoro quand on a l'habitude du pesto. Des listes de tendresse et de détachement inattendus, des listes pour se dire, "mince, je ne l'avais pas vue celle-là."

Ce livre, je le garderai toute ma vie comme un remède à la mélancolie littéraire, là, près de moi, comme un ami à qui on n'a pas besoin de parler. Et je le visiterai régulièrement, encore et encore, sans jamais pouvoir l'épuiser. Et je ne cesserai de le découvrir, il ne cessera de se révéler. Elles sont belles ces claquettes, et l'ornithologie, ça claque comme jamais. 

Merci à mon informateur pour avoir déniché cette pépite, un vrai trésor caché. Cher Christophe, comme ça, amicalement.

                                                                                                                                                                 

Claquettes et ornithologie, Christophe Rey, Héros-Limite, 2018, 240 p., 20€


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