Accéder au contenu principal

Virgile s'en fout, Emmanuel Venet (Verdier)

 Les fictions qu'on met en scène, les mythes de l'Histoire, les légendes de nos vies. Un éternel recommencement. Entre la mémoire défaillante, les grands récits reformulés et les souvenirs dérisoires, Emmanuel Venet nous embarque quarante ans plus tard dans les pas de son double, écartelé entre un amour passionnel pour Alexia, sa carrière médicale toute tracée et un profond désir d’écriture. Un « Aède-soignant » qui se rêve poète mais en proie aux affres de l’amour et des réalités psychiatriques. La volonté de se raconter, ou plutôt de saisir un possible "je" dans les fictions qu'on s'invente depuis la nuit des temps. Mais voilà, on ne sait rien, jamais rien, et on comprend mal.


Voilà un très beau livre sur les songes qui nous portent, les histoires réelles ou inventées qui nous habitent. Janvier 1981. Pour narrateur, un étudiant en médecine qui découvre la liberté sans jamais l'expérimenter. Passionné de littérature et fou amoureux d'Alexia, notre faisant-fonction d'interne se retrouve dans le service du professeur Mortillon, "un jeune vieillard à la crinière grisonnante (...), qui me fait penser à un lion nain." Un mandarin qui parle beaucoup et fait le beau, séduit les jeunes internes mais surtout un pauvre type qui croit détenir la clé du bonheur. Et notre narrateur écartelé entre cet amour passionnel pour Alexia et l'amour stable offert par Chantal Magnard. Avec Chantal, c'est sympa, l'avenir est tout tracé. Valsaunier, un couple de médecin-pharmacien qui préserve ses intérêts financiers. De l'autre la vénéneuse Alexia Maurer, pas très fiable, qui a toujours un bon pote et qui rend dingue notre narrateur. Et puis la littérature, où l'on apprend mieux la psychologie que nulle part ailleurs. Dans ce roman très touchant, on croise quelques obsessions, quelques fictions et un certain nombre de mythes antiques. La narration alterne entre l'itinéraire d'un jeune étudiant en médecine un peu naïf, perdu et apprenti qui traîne sa misère existentielle, et le rappel confus de mythes antiques, où l'on se perd facilement dans les liens de parenté, les lignages, ces forêts de noms sans lien. Seule notre connaissance, partielle et lacunaire comme la mémoire, doit pouvoir nous raccrocher à ces chapitres. Mais non, on ne connaît jamais vraiment les mythes qu'on nous répète depuis l'enfance, et connaître intimement une personne ne signifie pas qu'on la connaît bien non plus. J'y vois là une maligne entreprise de désacralisation (mais je me trompe peut-être) de la part d'un auteur qui suggère que l'essentiel est peut-être ailleurs. Le titre le confirme : "Virgile s'en fout".  Et nous avec de Thésée, Icare ou Poséidon... Qu'importe ce qu'on raconte, ce qui compte est la manière dont on le raconte. Et à ce petit jeu, les déboires de notre antihéros sont bien plus passionnants que les mythes.

À croire que nous ne connaissons de nos proches qu'un reflet trompeur, et n'en finissons pas d'incarner une figure de songe pour les êtres qui nous ont frôlés.

 Des déboires amoureux, des échecs, des dérapages, de beaux portraits touchants, tendres ou railleurs (Alexia la femme fatale qui entretient le sentiment d'insécurité du narrateur ; Mortillon le pauvre type ; ces doux illuminés de l'Hermès, ces malades dont on parle peu mais utiles à la glorification académique), de belles réflexions sur la médecine ("j'essaierais de dire combien il est troublant de gager ses revenus sur le malheur d'autrui"), de très belles pages sur littérature et l'écriture ("Écrire, sur rien, pour rien, sinon pour prolonger la musique entêtante qui me vient d'autrui et m'aide à résister aux chagrins de la condition humaine"). Célébrer les mots, comme pour pointer l'asymétrie du monde (p. 96) : "J'essaierais de faire saisir l'étonnant contraste entre le romanesque des anamnèses et la prose sèche des diagnostics, l'originalité des maladies et la routine des soins. D'un côté des gens ordinaires qui n'en finissent pas de raconter la glissade ou le mal de ventre sur lequel a basculé leur destin ; d'un autre des chirurgiens qui se racontent, entre la poire et le fromage, la fatigue d'avoir opéré trois cols du fémur ou deux péritonites".

Un livre donc sans grande intrigue ("un vague projet, oui, rien de réellement construit"), dont on se fiche pas mal d'ailleurs, mais des ruminations érudites, les tragiques aventures de l'apprentissage, souvent douloureuses, les choix d'une vie et"une incapacité à cerner les mobiles qui me poussent vers cet exercice difficile, gratuit, et à proprement parler idiot". L'écriture. L'écriture de soi. On n'aurait pas tout dit dans ce billet si on n'écrivait pas à quel point ce texte est drôle et mordant. La condition d'un roman doux-amer, un brin désenchanté. Après avoir lu Observations en trois lignes du même auteur, on savait son goût pour l'absurde et le comique. Virgile s'en fout ne dévie pas du chemin. Qu'il se moque gentiment de ses personnages, qu'il pointe les travers d'un système, Emmanuel Venet fait mouche à chaque fois et tire de véritables éclats de rire par son ironie cocasse ou tragique (p. 100 : "D'après les échos recueillis à la fac par Chantal, la cardiologie et la rhumatologie représentent des spécialités idéales en ce qu'elles s'adressent à des malades qui meurent lentement et nécessitent des soins au long cours. Ainsi, le praticien dispose d'une clientèle stable, contrairement au cancérologue ou au gériatre, et il ne se salit pas autant les mains qu'un obstétricien ou un proctologue.")

Virgile s'en fout est un roman très drôle et allègre sur l'amour et l'écriture de soi, d'une écriture pleine de souffle, limpide, loin de toute sécheresse ou froideur médicales. L'érudition y est douce, chaleureuse, invite à penser et se rassembler. Un hommage à la belle littérature aussi, entre l’absurde et l’irrévocable, où tout le monde en prend pour son grade. D’Andromaque aux mandarins, sans oublier le narrateur, pauvre jouet des forces obscures de l’amour. Attention, « chassez le naturel, il revient au goulot » ! Un très beau livre.

                                                                                                                                                                  

Virgile s'en fout (mais pas L'Espadon), Emmanuel Venet, Verdier, mars 2022, 16€

Commentaires

Posts les plus consultés de ce blog

Les Mots nus, Rouda (Liana Levi)

 Les mots nus plutôt que la main de fer. Le velours de la poésie, l'âme du slam plutôt que les coups, sourds, sur un crâne à terre qui ne pèse pas lourd. Notre narrateur, jeune banlieusard ordinaire, est en lutte, en fuite ou en quête d'un truc. De l'amour manquant d'un père, d'une identité, de mots capables d'enserrer la réalité bancale, méandreuse. Ben, qui porte des jeans, est un "babtou" issu du quartier de La Brousse. Il traverse une France de fin de siècle, ses violences, son chômage, sa Coupe du Monde, ses violences policières en mode Black-Blanc-Beur. Ben est malin, pas mauvais en histoire, habité par un coeur de révolté. Il passe entre les gouttes, assez rusé pour ne pas se faire choper, entre l'ennui et les galères. Au tournant du millénaire, les premières amours, la Sorbonne, le périph' qu'on franchit comme une frontière. A l'école de la vie de la banlieue, Ben a appris sa leçon par corps, nouant les bonnes amitiés autour du

Le Crépuscule des licornes, Julie Girard (Gallimard)

Alors, je vais faire court pour Le Crépuscule des licornes. Je suis un simple lecteur qui a dépensé 20 € pour acheter ce roman, sur la base de la quatrième de couverture, d'un pitch alléchant et d'un mot : NFL. Comme une porte ouverte sur la tech, la fintech et les States, pays qui à la fois m'horripile et me fascine. Et puis New York, la belle et mythique grosse pomme. Et puis Gallimard chez qui normalement on fait attention, et puis premier roman, pour lesquels j'ai toujours eu un penchant. Je fondais pas mal d'espoirs. Alors voilà, soyons clairs, je ne comprends pas comment un texte pareil a pu passer un comité de lecture, encore plus chez Gallimard, dans la Blanche. D'abord, un problème de style et d'écriture. Il n'y en a pas. Pire, on a parfois l'impression, au détour d'une phrase bancale, d'un dialogue qui sonne faux ou d'un mot (morigéner, rétorquer, s'esclaffer) que l'autrice est allée chercher dans le dico des synonymes,

Vendredi poésie #13 : Louise Dupré, Guillaume Dorvillé, Suf Marenda, Ron Padgett

  Vendredi poésie, treizième du nom, où il sera question de sens, de son, de vitesse, de joie et de tendresse, d'humour et d'écriture. Mais surtout de joie, trois fois la joie à fond les ballons dans le ciel où plus personne ne rêve. Panorama large d'une poésie qui met la gomme et fait son burn-out. À moto, avec nos potos mobiles. Heureux de retrouver la douce poésie de la Canadienne Louise Dupré, aux vertus consolantes et apaisantes. Une poésie simple, épurée, un baume tendre sur nos fantômes, où il s'agirait d'écouter, tranquille, la mélodie du monde, en pratiquant la douceur, aka un sport de combat. Une rivière qui serait la vie avec quelques gros cailloux —la maladie, la vieillesse, les bombes, le deuil — qu'on accueille à bras ouverts, pas dupes de notre talent d'humain pour la mort, avec la lucidité des gens de foi, de peu. Une poésie prête à débusquer la joie et la tendresse, comme une ascèse par les mots qu'on sait à peu près vains et pourtant pu

Trencadis, Caroline Deyns (Quidam)

 Après avoir lu cet organique  Trencadis , signé Caroline Deyns, il faut bien reconnaître la force et la pertinence d'une narration qui procède par fragments et éclats, pour donner à ressentir un univers mental dans sa réalité la plus nue mais aussi ses manifestations physiques qui dépassent toujours la capacité à en appréhender les ressorts. Ce Trencadis en fournit, à mon sens, une parfaite illustration. Saisir des versants et des facettes pour dessiner une unité de trajectoire, recomposer l'unicité de l'expérience. Esquisser un visage. Peindre la chair. Il faut bien le dire, ce livre m'a bien plus intéressé que l'oeuvre de Nikki de Saint-Phalle dont je n'avais en tête qu'une image lointaine. Miracle de la littérature, je vais y revenir, à ces images, à cette puissante dame par le texte de sa vie, par la prose de Caroline Deyns. Une écriture en prise avec son sujet, dans un corps-à-corps langagier et corporel qui ne souffre aucune esquive ou coup bas. C

Et pourtant je m'élève, Maya Angelou (édition bilingue Seghers, trad. par Santiago Artozqui)

 On le savait déjà mais c'est toujours une surprise. Plus on lit, plus on se rend compte qu'on ne sait rien. Avec la lecture vient la conscience élargie. Ainsi je ne connaissais absolument pas Maya Angelou, encore moins son oeuvre. Camarade de Martin Luther King, de Malcolm X, portant la voix des femmes, des noirs, luttant pour l'égalité des droits, Maya Angelou a connu une vie de traumas. On apprend dans Et pourtant je m'élève pourquoi elle se tait à huit ans, ne s'adressant alors qu'à son frère. On comprend pourquoi prendre la parole devient peu à peu une nécessité, une urgence, comme un instant, un instinct de survie. J'aime de plus en plus les éditions Seghers qui me font découvrir des pépites (la dernière en date est Grisélidis Réal) et mettent en valeur les textes dans de beaux livres-objets. Voir cette belle couverture orangée et ce format poche avec, comme un éclat, le sourire lumineux de Maya Angelou, la tête légèrement incliné, les yeux fermés. Pop

La vie poème, Marc Alexandre Oho Bambe (Mémoire d'encrier)

 Je crois qu'il n'aimerait pas, mais je pourrais tout à fait élever une statue à la gloire de Marc Alexandre Oho Bambe, à sa poésie vibrante, à son énergie et à ses tempos qui nous rendent heureux. Ses chaloupés de mots, sa danse de vers libres et libérés, sa musique envoûtante. Peu de recueils me donnent autant de joie, de plaisir et de bonheur que ceux du poète. La vie poème , c'est une chanson qu'on entend à jamais, du rap cadencé, du spoken word, du zap peace and fun et du tip top. Ça tape et ça claque, ça clame et ça slame à Grand-Bassam, ça chaleur et ça one love. Du sens et de l'engagement sur le fil d'une humanité fragile, au carrefour de l'intime et de l'univers sel.  Volontiers lyrique et fraternel, Capitaine Marc déroute pour s'adresser à ses frères humains, ses soeurs de destin, en poète qui donne de son corps, coeurs et âme, dans le feu de la foi, dans la loi du peu qui donne beaucoup, au firmament de nous m'aime, pour l'ivresse,

Baisse ton sourire, Christophe Levaux (Do éditions)

 Je connais Do éditions, bien sûr. Pour avoir navigué dans le monde de la BD, je connaissais également Aurélie William Levaux, la soeur de l'auteur, et je connais un peu la Belgique. Mais je ne connaissais pas les textes de Christophe Levaux, le frère d'Aurélie, donc. Vous me direz, on s'en fiche un peu mais, dans l'équation, je suis tombé sur ce roman qui évoque, entre autres, la violence dans le couple. Les coups, les vrais, qu'on donne et qu'on reçoit sans toujours savoir pourquoi. Sans jamais savoir pourquoi, à vrai dire. L'amour qui se transforme en haine, en haine de soi, la haine qui devient l'amour, la passion et les sentiments qui se baladent un peu là où ils veulent. Baisse ton sourire , donc, livre au titre énigmatique d'abord, qui s'éclaircit à proportion d'un mal qui s'étire. Le narrateur va au stade, au milieu des années 90 et s'intéresse à Gilles de Bilde, "un petit blond au regard frondeur". La violence ne va

Un simple enquêteur, Dror Mishani (série noire, Gallimard)

 Après quelques ratés de lecture (notamment le Bois-aux-Renards d'A. Chainas, écrit avec des gros sabots), un grand plaisir de se plonger dans le nouveau polar de l'auteur israélien Dror Mishani, après le très bon Une deux trois. Avraham Avraham, dit Avi, à peine marié à Marianka, une détective slovène, et usé par les petites affaires policières —des trafics, des homicides sordides qui n'intéressent personne —aspire à intégrer un service central tourné vers l'international, luttant contre le crime organisé ou la corruption. C'est décidé, le commissaire de Holon demande sa mutation. Au même moment, deux affaires anodines en apparence s'offrent à lui : un touriste suisse égaré, qui a abandonné ses valises dans un hôtel. Qui, en tout cas, a disparu mystérieusement. Et une femme, la quarantaine, qui abandonné son nouveau-né dans un sac en plastique à proximité d'un hôpital. De Tel-Aviv à Paris en passant par Gibraltar, Avi va découvrir  une affaire qui le dépas

Au téléphone, Alain Freudiger (Héros-Limite)

 Au moment où je m'apprêtais à écrire la chronique du dernier livre d'Alain Freudiger, Au téléphone , j'ouvre par hasard les Poèmes dispersés de Jack Kerouac aux éditions Seghers, et je tombe sur cette phrase programmatique pour mon billet : "Ne vous servez pas du téléphone. Les gens ne sont jamais prêts à répondre. Servez-vous de la poésie". Oui, répondre au téléphone est toujours surprenant. Qui m'appelle, qui veut m'appeler, que veut-on me vendre, de quoi suis-je coupable ? Il paraît d'ailleurs que le téléphone fixe a gagné en mobilité ces derniers temps. Il a perdu ses fils, mais nous a-t-il fait gagner en partage, en liens, en amour, en solitude ? Le téléphone, qui unit désunit, sépare réunit. Quand le quotidien déconnecte, la poésie du mobile nous fixe à l'étonnement, ravive un temps disparu et reconnecte à l'essence d'une parole, d'un amour qui, toujours là, a besoin des silences parlés. La sidération d'une nouvelle. Une gra

Chair vive, poésies complètes ; Grisélidis Réal (éditions Seghers)

 Il est coutume de dire qu'on trouve de tout en tout, le pire et le meilleur, en littérature comme en poésie. Là, grâce à mon conseiller spécial, je suis tombé sur l'immense Grisélidis Réal (1929-2005) que je ne connaissais pas (honte à moi) et ses poésies complètes aux éditions Seghers. La quatrième de couverture évoque l'une des plus grandes voix poétiques du XXe siècle, mais à peu près inconnue. Ma connaissance de la poésie étant encore très lacunaire, j'ignore évidemment si c'est le cas mais, croyez-moi, il suffit de lire quelques poèmes pour ressentir toute la puissance de ces vers, nés d'une existence "hors du commun" où la douleur et les souffrances ont dessiné les contours d'une sensibilité à fleur de peau, qui s'évertue à saisir l'expérience des corps dans la perte et l'abandon en passant par un imaginaire simple mais frappant. Une façon de refuser ce pessimisme noir auquel sa vie a été livrée trop tôt. Une chair meurtrie mais