Les fictions qu'on met en scène, les mythes de l'Histoire, les légendes de nos vies. Un éternel recommencement. Entre la mémoire défaillante, les grands récits reformulés et les souvenirs dérisoires, Emmanuel Venet nous embarque quarante ans plus tard dans les pas de son double, écartelé entre un amour passionnel pour Alexia, sa carrière médicale toute tracée et un profond désir d’écriture. Un « Aède-soignant » qui se rêve poète mais en proie aux affres de l’amour et des réalités psychiatriques. La volonté de se raconter, ou plutôt de saisir un possible "je" dans les fictions qu'on s'invente depuis la nuit des temps. Mais voilà, on ne sait rien, jamais rien, et on comprend mal.
À croire que nous ne connaissons de nos proches qu'un reflet trompeur, et n'en finissons pas d'incarner une figure de songe pour les êtres qui nous ont frôlés.
Des déboires amoureux, des échecs, des dérapages, de beaux portraits touchants, tendres ou railleurs (Alexia la femme fatale qui entretient le sentiment d'insécurité du narrateur ; Mortillon le pauvre type ; ces doux illuminés de l'Hermès, ces malades dont on parle peu mais utiles à la glorification académique), de belles réflexions sur la médecine ("j'essaierais de dire combien il est troublant de gager ses revenus sur le malheur d'autrui"), de très belles pages sur littérature et l'écriture ("Écrire, sur rien, pour rien, sinon pour prolonger la musique entêtante qui me vient d'autrui et m'aide à résister aux chagrins de la condition humaine"). Célébrer les mots, comme pour pointer l'asymétrie du monde (p. 96) : "J'essaierais de faire saisir l'étonnant contraste entre le romanesque des anamnèses et la prose sèche des diagnostics, l'originalité des maladies et la routine des soins. D'un côté des gens ordinaires qui n'en finissent pas de raconter la glissade ou le mal de ventre sur lequel a basculé leur destin ; d'un autre des chirurgiens qui se racontent, entre la poire et le fromage, la fatigue d'avoir opéré trois cols du fémur ou deux péritonites".
Un livre donc sans grande intrigue ("un vague projet, oui, rien de réellement construit"), dont on se fiche pas mal d'ailleurs, mais des ruminations érudites, les tragiques aventures de l'apprentissage, souvent douloureuses, les choix d'une vie et"une incapacité à cerner les mobiles qui me poussent vers cet exercice difficile, gratuit, et à proprement parler idiot". L'écriture. L'écriture de soi. On n'aurait pas tout dit dans ce billet si on n'écrivait pas à quel point ce texte est drôle et mordant. La condition d'un roman doux-amer, un brin désenchanté. Après avoir lu Observations en trois lignes du même auteur, on savait son goût pour l'absurde et le comique. Virgile s'en fout ne dévie pas du chemin. Qu'il se moque gentiment de ses personnages, qu'il pointe les travers d'un système, Emmanuel Venet fait mouche à chaque fois et tire de véritables éclats de rire par son ironie cocasse ou tragique (p. 100 : "D'après les échos recueillis à la fac par Chantal, la cardiologie et la rhumatologie représentent des spécialités idéales en ce qu'elles s'adressent à des malades qui meurent lentement et nécessitent des soins au long cours. Ainsi, le praticien dispose d'une clientèle stable, contrairement au cancérologue ou au gériatre, et il ne se salit pas autant les mains qu'un obstétricien ou un proctologue.")
Virgile s'en fout est un roman très drôle et allègre sur l'amour et l'écriture de soi, d'une écriture pleine de souffle, limpide, loin de toute sécheresse ou froideur médicales. L'érudition y est douce, chaleureuse, invite à penser et se rassembler. Un hommage à la belle littérature aussi, entre l’absurde et l’irrévocable, où tout le monde en prend pour son grade. D’Andromaque aux mandarins, sans oublier le narrateur, pauvre jouet des forces obscures de l’amour. Attention, « chassez le naturel, il revient au goulot » ! Un très beau livre.
Virgile s'en fout (mais pas L'Espadon), Emmanuel Venet, Verdier, mars 2022, 16€
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