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Baisse ton sourire, Christophe Levaux (Do éditions)

 Je connais Do éditions, bien sûr. Pour avoir navigué dans le monde de la BD, je connaissais également Aurélie William Levaux, la soeur de l'auteur, et je connais un peu la Belgique. Mais je ne connaissais pas les textes de Christophe Levaux, le frère d'Aurélie, donc. Vous me direz, on s'en fiche un peu mais, dans l'équation, je suis tombé sur ce roman qui évoque, entre autres, la violence dans le couple. Les coups, les vrais, qu'on donne et qu'on reçoit sans toujours savoir pourquoi. Sans jamais savoir pourquoi, à vrai dire. L'amour qui se transforme en haine, en haine de soi, la haine qui devient l'amour, la passion et les sentiments qui se baladent un peu là où ils veulent. Baisse ton sourire, donc, livre au titre énigmatique d'abord, qui s'éclaircit à proportion d'un mal qui s'étire. Le narrateur va au stade, au milieu des années 90 et s'intéresse à Gilles de Bilde, "un petit blond au regard frondeur". La violence ne va pas tarder. En tout cas, elle va marquer le narrateur, au même titre que les silences d'un père, incapable de témoigner de son amour par les mots, la parole. Alors il offrira au gamin une boîte à outils...

Livre sur la violence qu'on porte en nous, qu'on déporte vers l'autre, vers les autres. Les coups donnés, assénés, par impuissance à faire autrement, par manque d'amour d'un père. Ou plutôt d'une absence d'expression, les conséquences de l'incommunicabilité. Certains avancent dans la vie aveugles à leur lumière intérieur, comme cette ville aux reflets changeants. Le narrateur l'aime, cette ville, malgré la pluie, la grisaille, le béton, les fumées industrielles. C'est le territoire de l'enfance, de l'adolescence. Mais Sophie rêve d'ailleurs, de soleil, de chaleur, de plages de sable fin, d'horizons dégagés. Elle a honte de sa mère, un tantinet vulgaire alors que le narrateur semble manquer de figures tutélaires. Les deux se rencontrent et vivent une passion. Mais on ne s'arrache pas, peu ou jamais, aux lieux d'où l'on vient. A leur manière, les deux personnages vivent pour faire bonne figure, sans trop savoir où ils vont, dans le respect des conventions. Elle qui met des "post" et des "ismes" dans chaque conversation, lui qui se trouve prolo, complexes d'infériorité partagés qu'il faudra compenser d'une manière ou d'une autre.
Et à notre retour, si on virevoltait toujours entre les taxis et les queues de cinéma, il y avait quelque chose d'emprunté dans nos pas, comme si on répétait une fois de trop une danse qu'on connaissait sur le bout des doigts.

Baisse ton sourire est un livre qui marque, dont on se souvient. C'est la vie dans ce qu'elle peut avoir de plus beau (l'amour, la passion), de plus cruel (les coups, les gifles), de plus mystérieux. Une pensée traverse le narrateur tout le livre, sans qu'elle soit formulée ainsi, je crois : "Pourquoi suis-je dingue" ? Pourquoi sommes-nous tous dingues ?" Les forces qui nous dépassent, qui agissent malgré nous. Le narrateur le dit, sa relation à Sophie le rend moche, les rendent moches tous les deux, coupables tous les deux de ne pas être ce qu'ils voudraient être. Le roman fonctionne par échos ensuite. On pense au joueur de foot adulé puis gagné par la folie sur un coup de tête. A cette ville un peu crasseuse, qui pue le glauque et la mort, évoquée par petites touches, l'horizon bouché qui tranche avec l'azur de l'Italie. Bouquin très touchant qui donne à voir l'invisible, le non-dit, nos dédoublements mortifères et nos impuissances d'amoureux. Ce n'est pas un livre sur la violence, Christophe Levaux reste dans la suggestion, mais plutôt sur son déploiement, de sa naissance aux conséquences ("If men define situations as real, they are real in their consequences"). Inutile de chercher le pourquoi puisqu'il s'agit du mal éternel, l'éternel cycle de la violence qui cohabite avec les plus grandes lumières intérieures, recouvertes de couches de ténèbres. Un jeu d'échos qui épaissit le mystère plus qu'ils ne le dissout. Et c'est la magie de la littérature de nous immerger dans cette ambiguïté insoluble, violente parce qu'insaisissable. Pourquoi et comment s'attacher à un personnage qui met des droites ? Comment remonter aux origines du mal ?

Il suffisait parfois que je lui tende la main pour que Sophie s'enfonce encore plus dans la noirceur. Parfois, elle tempêtait au milieu de rien ou de nulle part, elle se mettait en rogne sur le premier truc qui contrariait son chemin et peu importe que ce soit moi ou autre chose.

Disons quelques mots de l'écriture de Christophe Levaux. Il m'a suffi de lire le premier chapitre pour me sentir en phase avec ce style énergique, nerveux et souvent drôle, comme une façon de neutraliser la noirceur, avant de laisser exploser la tension dans les dernières pages. Une fin de livre, une dernière phrase qui glace, une impasse. Des mots pour faire parler des personnages qui ne les trouvent pas, qui peinent à identifier leur ressenti (p.70 : "Je continuais à essayer de parler plus qu'avant, mais je ne parvenais pas à m'ouvrir vraiment. Ce n'est pas tant que les mots restaient bloqués, c'est que je n'en trouvais parfois aucun pour identifier mon ressenti (...)). 

Comme l'histoire d'un "black-out" émotionnel, Baisse ton sourire est un livre sur la laideur qui emporte tout, qui s'incarne dans une violence endémique, seule réponse au quotidien morose. Et pourtant, pourtant, la plume de Christophe Levaux ne cesse de tendre vers plus de lumière, plus de sourires levés, la main sur le coeur, dans les choeurs de supporter. Un livre marquant, une évidence.

                                                                                                                                                                   

Baisse ton sourire, Christophe Levaux, Do éditions, janvier 2023, 141 p., 17€


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