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Les Mots nus, Rouda (Liana Levi)

 Les mots nus plutôt que la main de fer. Le velours de la poésie, l'âme du slam plutôt que les coups, sourds, sur un crâne à terre qui ne pèse pas lourd. Notre narrateur, jeune banlieusard ordinaire, est en lutte, en fuite ou en quête d'un truc. De l'amour manquant d'un père, d'une identité, de mots capables d'enserrer la réalité bancale, méandreuse. Ben, qui porte des jeans, est un "babtou" issu du quartier de La Brousse. Il traverse une France de fin de siècle, ses violences, son chômage, sa Coupe du Monde, ses violences policières en mode Black-Blanc-Beur. Ben est malin, pas mauvais en histoire, habité par un coeur de révolté. Il passe entre les gouttes, assez rusé pour ne pas se faire choper, entre l'ennui et les galères. Au tournant du millénaire, les premières amours, la Sorbonne, le périph' qu'on franchit comme une frontière. A l'école de la vie de la banlieue, Ben a appris sa leçon par corps, nouant les bonnes amitiés autour du zinc, du moins celles qui vous rendent vivant, un Serbe et un Corse pour compagnons. Ben louvoie entre petits trafics et éveil d'une conscience politique, avec une vraie tendresse pour les voyous, un goût pour le phô avec la belle Oriane au Président. Le comptoir du Royal Mont-Cenis, puits d'alcool puits de culture, et la violence qui parfois fait du bien mais chut. Le cancer d'une mère qui ne s'entend plus avec le père. Ben avance sans direction, un peu paumé, les mots chevillés au coeur.

J'ignorais tout de Rouda, le rappeur, le slameur, le poète. Les Mots nus, un premier roman, ok, mais on sent bien que le gus n'a pas appris à écrire la veille de la parution. Mieux, on sent l'expérience et l'amour des bons mots, des belles phrases, de celles qui claquent et font chanter les fenêtres. Au bout de trois pages et sur un sujet plutôt banal, me voilà embarqué dans le flow de Rouda, dans cette écriture sonore, visuelle et poétique qui a du chien et de la rage. Pas facile de dire des choses nouvelles sur les banlieues, ceux qui y habitent, sans sombrer dans les clichés. Si Rouda y parvient, c'est avant tout par sa plume de combat, magnifique, alerte, qui atteint une belle maîtrise narrative sans sacrifier l'urgence du verbe, la lutte par les vers. Voir notamment cette magnifique avant-dernière scène avec l'irruption d'un poète souterrain dans les égouts de Paris, qui clame, scande et déclame sous l'Assemblée Nationale. On s'attache à ce Ben, moyen mais pas médiocre, qui navigue dans une morale bien à lui et finalement rattrapé par ses fantômes.

Le Corse vient de m'appeler. Le Serbe a été retrouvé dans sa Merco Porte de Bagnolet, les genoux percés et ses couilles dans la bouche. Une giclée de sang me balafre le visage, elle croise une larme sur ma joue, elles coulent ensemble dans mon cou.

Un livre sur ce que l'on dit, sur ce que l'on croit, sur ce que l'on ne sait pas dire, sur ce qu'on ne voit pas ou refuse de voir, sur la parole politique sans fond, sur les silences meurtriers, sur la misère sociale et la nécessité du combat. Mais quelle forme doit-il prendre ? La révolution ou la poésie ? Une certitude, il s'agit de réinvestir le champ d'un langage confisqué par les élites et de se dire que les voyous ne sont pas toujours les méchants (Le Serbe et le Corse, à peine brossés, sont pourtant diablement attachants). Rouda pose de belles relations et campe des caractères en peu de mots, vieux sage poète entouré de ses potos de coeur. Très bien vu la relation amoureuse bancale entre Ben et Oriane, traversés de silences et de petits sourires en coin, nourrie parfois d'un excès d'empathie. Si le discours de fond du roman est classique et attendu (on frôle quelques clichés sans les embrasser), il fait toutefois joliment écho à nos élans de révolté, d'éternel insatisfait devant la pauvreté et le cynisme de ceux qui contrôlent la parole officielle. Ce texte claque à l'oreille comme une matraque, les coups pleuvent sur un Ben un peu détraqué, un peu parano, traqué par la DGS quelque chose.

Quelques mètres me séparent du Président, mais ils durent des litres de bière. L'amour prend trop son temps. C'est un géant paresseux qui traîne mollement sa carcasse, qui traverse la vie au ralenti. Je veux le voir courir, pressé par le vent, léger et impatient, impétueux et haletant.  Mais c'est un vieux sage contemplatif, un brahmane  assis en tailleur sur sa montagne. Je veux l'attraper par les dreadlocks, le secouer, bousculer ses silences, le sortir de sa torpeur. Aimer. Ce n'est pas un simple verbe que l'on conjugue sans passion. J'y mets des cris, des convulsions. Des incendies, des cavalcades.

J'ai beaucoup aimé le côté générationnel de ce roman, Rouda mélangeant sans difficulté fiction et faits réels (émergence du FN, la France du chômage et de la défaite, épisodes Sarkozy, Coupe du Monde, "émeutes" de 2005), nous plongeant ainsi dans cette France en perte de repères, en proie à la misère, et la parole d'un vieux sage immigré qui susurre à Ben de ne pas se mettre en colère. Peine perdue ? Un livre sensible qui aime et affirme sa différence, aime les gens différents, à l'aise dans leurs différences. Un roman pour les invisibles et les oubliés qu'il faut nommer, qu'il ne faut pas cesser de nommer, un roman sur les luttes et la façon de l'organiser. Un roman qui crie, qui chante, qui claque ses révoltes et son envie de révolte sans en faire des caisses, toujours en finesse. Et c'est beau. Rouda a choisi sa façon de combattre, ce sera par les mots, la force des mots, la poésie scandée et mise sur papier. Par la force des liens invisibles, cette rage qui ne s'éteint jamais. Un uppercut de velours dans ton béton triste. Un premier roman très attachant, plein d'énergie et d'élan révolutionnaire. Mais, diable, "faut pas être en colère", mon petit Ben.

                                                                                                                                                                  

Les Mots nus (qui ont la rage), Rouda Salska, Liana Levi qui crie, février 2023, 150 p. de poésie dans les poings, 17€ le pavé sous la rage

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