Victor Pouchet poursuit sa grande aventure des moments dérisoires dans un formidable roman-poème d'amour, de joie, de peines et d'inquiétude. À moins que la solitude y ait le beau rôle et que l'écriture soit une façon de la ranger, d'y mirer ce qui disparaitra si on ne l'écrit pas. La Corse, la Grande Ville, la Bretagne, une femme, des poèmes, l'odyssée des vies ordinaires au milieu des gravats, dans le ressac sans fin des vagues éternelles, scélérates, impuissantes à solder l'enfance, ses souvenirs. Marcher, écrire, faire la sieste, ranger ses livres, autant de stratégies pour éviter les doux fantômes du manque, de l'ennui, de la compagne. Ses seins, son dos, son chignon. On la sent loin et fatiguée du trop grand sérieux affiché par son compagnon. Mais elle aime jouer, recevoir ses poèmes, une façon de dompter l'intranquillité et la gravité, de conjurer la brume amoureuse, la lourdeur des phrases et des mots. Oui, écrire pour être plus léger de toutes ces phrases qu'on ne saura jamais formuler, qui encombrent encore et encore, "espérer qu'elles prennent l'odeur / de ton gel douche parfum citron / avant de disparaître douces".
Travailler l'ordinaire, sculpter l'inutile et en faire des aventures extra-légères sur le fil de la naïveté, ça n'est pas pour nous déplaire à l'heure des grandes envolées lyriques, toujours trop sucrées, trop intello ou grandiloquentes. Victor Pouchet bricole dans son coin, face à la mer, sur des îles ou dans des vallées, la beauté de phrases anodines qui transpercent. Un art du peu, du rien, un éloge du retard et du bobun, des inconscientes et heureuses dernières fois. À l'image d'un livre d'Antoine Wauters, Victor Pouchet a une façon de vous envelopper dans ses mots et de vous retenir par la douceur, ce fragile continent à la dérive. Et si l'écriture pouvait retenir l'être aimé ? Et si la rue des grandes fatigues recelait les plus beaux trésors ? Et si tout ça était vain ? Victor Pouchet a une façon d'écrire au bord de la falaise sans jamais basculer, avec l'énergie des petites révolutions et des performances de velours. Ecrire pour quoi, pour qui ? Ecrire des tentatives de poème, des postures de poète asocial, écrire pour rendre l'écriture de poèmes inutile. Ecrire le poème ultime, c'est un peu trouver la femme ultime en héros du vers pas dupe de ses artifices. Tout ça est écrit avec une tendre humilité, une sincère humilité. Ils paraissent simples les poèmes de V. Pouchet mais ils sont moins simples qu'ils n'en ont l'air comme l'écrirait Hervé Le Tellier. Oui, le poète capte là encore avec une bluffante économie de moyens le sel d'un souvenir, le sens d'un geste, la beauté d'une peau, d'une forme, un éclat divin. Capter ce chemin qui nous échappe, ne pas chercher à arriver à l'heure, comprendre comment ne pas vivre en voisin de sa vie et faire un tour chez Leroy Merlin après un bain de mer surprise et une nouvelle séparation. Désespoir. On repart. Un regard, quelque part, dans la Grande Ville, la très grande bibliothèque. Puis des contre-feux qui éliminent le désespoir. Comme un enfant, appuyer sur des interrupteurs magiques.
On n'y pense pas Dieu merci / quand ces dernières fois arrivent / car comment vivre au beau milieu / de la mer des disparitions / et de ses vagues scélérates / Je préfère ne pas penser / à la dernière nuit où nous / avons fait l'amour tous les deux / c'était dans un hôtel absurde / dans une ville où jamais plus / nous ne pourrons être touristes.
Un roman-poème de pluie et de pardon, de joie et d'occasions, de rêveries simples et de poussières, d'incertitude et de regards, de caresses et de seins, de subterfuges et d'étoiles. La douceur et l'impuissance, la tendresse des pas et la danse de ce qu'on ne sait pas. Le ressenti et la fragilité. Écrire pour saisir l'insaisissable, envoyer des poèmes comme on se lève, et faire semblant de tomber à plat, là où le sourire nous cueille :
Notre héros lit le journal, écoute la radio, va au théâtre : il se renseigne sur le vaste monde, où se déroulent tant et tant d'événements extraordinaires."
Le héros moderne ne trafique aucun algorithme, il vit et vibre au son de sa douce tout en rangeant ses livres par ordre alphabétique. Il s'interroge sur le sens de tout ça. Il en tire quelques vers, quelques retours à la ligne, des mots "qui retiennent de disparaître", des traces qui disent qu'on a été vivants, doublement vivants. Ivresse d'un poète mendiant de l'amour, qui chante Enrico Macias sur son vélo et relève son col de trench-coat pour s'imaginer détective. L'aventure est au coin de la rue, dans l'air frais de la ville, puis il fait la vaisselle et passe l'aspirateur, observe des enfants jouer au bateau électrique et se rappelle celle qu'il aime. Aller à l'essentiel comme on vise l'accessoire. C'est en poétisant les bas-côtés qu'on se retrouve au centre, heureux dans un resto vietnamien à s'enfiler un divin bobun (comme l'auteur, je suis obsédé par le bobun) :
Tous les jours de la vie / je voudrais si possible / me nourrir de bobuns / je ne sais pas ce qui / me retient de le faire (...) / Je crois que c'est milliers / ou centaine de mille / parfois je songe à fuir au Vietnam pour finir / ma vie dans cette extase.
Un recueil joyeux et léger, comme une lente caresse qui nous ferre à sa volupté. Observer avec les yeux d'un gamin patient et impatient, avec l'impuissance du poète pas dupe de ses effets. La poésie, condensé d'énergie sur la page, découpe les mots et le réel pour mieux intensifier la présence, mieux voir ce qui nous échappe car la vie est un chantier lointain, un archipel de mélancolie capable de nous ramener à la vie quand tout semble manquer, quand tout semble s'éloigner. Spectacle décevant de turbulences qui n'arrivent pas. Il ne tient qu'à nous d'en imaginer les forces, l'intensité, les couleurs et les variations, il ne tient qu'à nous de voir la magie là où les poubelles débordent, là où les passants se pressent. La ceinture attachée. Des poèmes pour s'orienter, trouver le bon chemin, faire de sa vie un film en Super-huit. Quelques galères, beaucoup de lumières, des espoirs dilués et un enchantement possible à chaque instant. Il convient seulement d'accepter le voyage, en chantant des chants de marins, en dévorant des Balisto jaunes. Une très haute qualité de poésie, l'option légère je prendrai. Le bon, le beau poème, est celui qui résonne en nous.
Je me dis qu'il faudrait écrire
le poème définitif
qui invite à tout arrêter
et à ne plus jamais écrire
et ne plus regarder d'écrans
et ne plus échanger d'images
éteindre toutes les lumières
fermer les livres pour de bon
et puis marcher dans la montagne
j'espère le poème qui rendra
tous les poèmes inutiles
c'est mon désir pour aujourd'hui
serais-tu prête à revenir
pour me dire si ça peut marcher ?
L'option légère en mode bobun, Victor Pouchet le poète chaleureux, Gallimard, les gros orages de mars 2024, 215 p. de solitude, de lumière, 20€ la balade en ferry pour la Corse
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