La grande aventure, c'est une balade en vue d'un col, l'écriture de poèmes qui forment un livre, c'est écrire un poème pour empêcher l'être aimé de partir, c'est une histoire de shampoing et de romans qui nous dépassent, c'est une histoire d'amour et de dauphins, un jeton de manège bleu à Montmartre pour raviver l'enfance, conjurer la perte, l'écoulement des journées qui passent. Il faut boire un gin tonic, en souvenir, pour oublier les montagnes qui nous assaillent. Ecrire des poèmes, alors, malgré les déserts d'inspiration, les aboiements des chiens. Partir, revenir, s'interroger aussi sur les événements de la vie, petites boules de réel qui débarquent sans crier gare. La mort d'un grand-père : Son coeur s'est arrêté / et il est mort très simplement, que l'on consigne dans un banal poème comme on s'interroge sur les contrebandiers... La Grande Aventure, c'est un dauphin, un découpage de solitudes. Suivez les pointillés.
Très beau roman-poème de Victor Pouchet, qui fait d'un quotidien en montagne la grande aventure d'une vie. Un type écrit des poèmes à l'être aimé pour qu'elle reste, une façon de le retenir dans l'illusion des mots, dans la croyance que tout pourrait être dit, écrit, en cinq actes, sur le sentiment amoureux, le lien amical. Tout ça est un peu absurde —écrire des poèmes à quelqu'un, lui demander ce qu'il en pense —, un peu tragique, un peu comique, un peu trop banal. Il convient alors de trouver à la banalité les formes qui la sublimeront. Des vers, un rythme, une musique aussi douce qu'une berceuse, sans forfanterie et dans la mesure de ce qui nous touche. Ce poète-narrateur réfléchit avec modestie sur ses moyens, dérisoires, vains, absurdes. Et pourtant, il réussit à tirer un truc de l'effrayant commun, du trivial. Qu'on évoque la moustache, les contrebandiers, l'osso buco, les vignes ou la vie des lampadaires, Victor Pouchet réussit à capter un je-ne-sais-quoi du temps qui passe, de l'air qui nous traverse, avec une économie de moyens bluffante. Disons-le autrement : si vous lisez ce roman (ou cette succession de poèmes qui forment un roman), vous aurez l'impression que c'est facile. Que, vous aussi, vous auriez pu l'écrire, ce roman-poème. Hervé Le Tellier, le dernier Goncourt, le rappelle dans sa préface : "un poème doit avoir l'air simple en étant moins simple qu'il n'en a l'air". Oui, ces textes absolument touchants révèlent le doute, l'inquiétude, l'insaisissable coincé dans les plis d'une vie, les ratures de journées identiques, écrits pour tout le monde, par quelqu'un dont le refus du romantisme n'est qu'une façon de s'interroger, d'aller plus loin sans le désir de singer qui que ce soit. Aller à l'essentiel, ce serait viser l'accessoire, en narrant des faits ordinaires.
Ces textes viennent sans raison / ce sont des poèmes de circonstances / Tu as vu l'orage dans la nuit / est-ce qu'il a plu chez toi aussi ? / Enfin je disais ça comme ça / tout n'est pas à garder peut-être / Je compte sur toi pour faire le tri / entre essentiel et accessoire / et ne garder / que l'accessoire
Une façon d'intensifier les présences, de couper les phrases pour mieux les voir, de se concentrer sur les mots, leur enchainement et le son produit, le nom moins poétique de la musique, avec ses harmonies, ses désaccords en chanson, ses staccatos de vérité, tout juste murmurés ici, jamais clamés. Car le poète est modeste, il n'a pas les prétentions du démiurge invincible. Des poèmes de l'écorchure plutôt, sur une crête entre le ressenti et le tâtonnement, la douceur et l'impuissance. Tout est affaire de fragilité, semble-t-il, et seul l'enfant serait capable de redonner aux objets leur âme pour écouter la lumière, toujours là malgré tout. La Grande Aventure est joyeuse et légère, mélancolique et rêveuse, d'une beauté simple et incertaine. L'épopée a des allures de mélopée, sans la monotonie mais avec la joie. Ses galères et ses lumières. Lisez La Grande Aventure, d'une belle et élégante fluidité, ça se passe chez vous, dans votre salle de bain, quand vous sortez les poubelles, écrivez des poèmes, au milieu des vignes, au Portugal, dans les fumets d'un osso buco...
La Grande Aventure, Victor Pouchet, Grasset, octobre 2021, 149 p., 14.50€
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