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Mon maître et mon vainqueur, François-Henri Désérable (Gallimard)

 Le François-Henri revient très en forme (mon collègue Shangols, s'il lit ces lignes, doit s'arracher les cheveux et les yeux) avec ce roman plein d'ironie sur le plus vieux sujet du monde, la passion amoureuse et ses affres, les sentiments lâchés, qu'on ne choisit pas, et les petites tragédies qu'elle charrie sur le chemin des injonctions nuptiales, familiales. Mon maître et mon vainqueur, suivant les pas d'un classique triangle amoureux (un narrateur, ami de Tina, Vasco, l'amant de Tina et un cocu mais qui ?) nourri de théâtre, de duel au pistolet, qui se frotte de poésie et s'engouffre corps et âmes dans la baise torride, peut se lire comme une tragi-comédie sur fond de procès. Quelqu'un a vraisemblablement tiré et touché dans le mille puisqu'il est en prison. Mais qui, pourquoi, comment ? A priori, tout a déjà été dit ou écrit sur le sujet. Ou le croit-on ! Mais non, tant qu'on a du style et une façon d'approcher les choses. Ici, FH Désérable attaque son sujet par le versant littéraire, la poésie, Verlaine et Rimbaud, les livres, en plein de coeur de la BnF, les ventes aux enchères, etc... Avec ses petits airs de vaudeville, ce roman n'a cessé de me faire rire, l'auteur se moquant gentiment de ses personnages, et même d'un romantisme exacerbé, dépassé. Ici un gars passif qui raconte, là un juge bienveillant (emprunté au roman de Tanguy Viel, Article 353 du code pénal), ailleurs un âne pour étalon... Ce livre fourmille de belles scènes, aussi incongrues que foudroyantes parfois. On en rit bien sûr, et on pleure finalement. Aimer à mort, sans respirer.

Tromperies, petits mensonges, adultère, cocus, rejet de l'amoureux transi, je t'aime mais non c'est pas possible, les enfants, les prêts, la famille, je t'aime mais c'est plus sage, allez on se retrouve à l'hôtel, dans la salle des manuscrits, ne m'appelle plus, je t'envoie une lettre, puis deux trois, l'obsession, le manque, les silences, le vide dans les veines et un nom, Tina, Tina, Tina, qui se marie bientôt avec Edgar. L'attirance qui consume, du désespoir à en mourir, le bonheur retrouvé puis le fatum... Alors le mari ou l'amant, etc... L'histoire est donc connue. L'originalité du roman est sans doute son décor, fait de bibliothèque, de poésie, de salles d'enchères, toile de fond qui mêle le destin amoureux de Tina et Vasco à celui de Rimbaud et Verlaine. Car Vasco laisse parler ses poèmes à sa place lors du jugement. Il pompe honteusement parfois. Mais le plus souvent, il crée ses propres poèmes, des lied envoûtés comme des énigmes. Comme des codes à déchiffrer par le juge qui, face à l'absence de logique, s'en remet parfois au narrateur pour comprendre la mécanique funèbre, toujours funèbre, de sentiments amoureux incontrôlés. Un narrateur volontiers taiseux et menteur dans le souci de protéger son ami, ses amis. Histoire d'une passion, d'une fascination, d'un désir qui déborde, Vasco est ce petit ado incapable de raisonner, prêt à s'enflammer à la moindre caresse, au moindre signe de Tina. Mais Tina est indépendante, comédienne, férue de poèmes qu'elle aime déclamer à la radio. Si elle le pouvait, elle passerait sa vie à boire, lire et baiser...

Elle se demande ce qu'elle va bien pouvoir faire de sa vie : si ça ne tenait qu'à elle, elle la passerait à lire, à baiser et à boire. Elle ne cherche pas à aimer ni à être aimée, mais à baiser autant que possible, à jouir, à faire jouir, à s'absoudre d'avoir joui en se répétant la phrase de Baudelaire — Qu'importe l'éternité de la damnation à qui a connu dans une seconde l'infini de la jouissance —, car elle trouve dans la jouissance un exutoire et un répit, la disparition provisoire du fardeau quotidien qu'est le métier de vivre.

Au-delà des décors, on a aimé le style Désérable fait d'ironie, d'humour, d'une légèreté grivoise, d'un élan guilleret. Des phrases assez longues aussi, entêtantes, celles d'un esprit qui ressasse la possibilité de l'amour, la réciprocité d'une flamme, otage d'un désir aussi mortifère que flamboyant. Destructeur et vorace. Pour avoir lu tous les livres de FH Désérable, Mon Maître et mon vainqueur est sans doute son meilleur. Pour une raison très simple : il se lâche enfin (mais pas complètement), notamment dans de magnifiques scènes de sexe, aussi furieuses qu'étranges, sans jamais tomber dans les images faciles ou ringardes. Offrant non pas un duel digne de Pouchkine mais un duel bien franchouillard (voir la dernière scène) qui se termine en gag. L'humour apportant ce charme particulier à un roman finalement insolite et très addictif. 

Je lui ai toutefois trouvé un bémol à ce livre, mineur à côté de ses qualités. L'auteur ne peut s'empêcher de faire référence aux "grands noms" de la littérature, de les convoquer dans son texte et même d'écrire à partir d'eux (Rimbaud, Verlaine, Baudelaire, Stendhal, Flaubert, Romain Gary dans le précédent, etc...) d'avoir recours à leurs phrases, leurs biographies, leurs textes, en les citant abondamment même si j'ai bien compris leur fonction dans ce roman (se moquer des personnages, les rendre attachants par leurs impuissances, mettre en parallèle un idéal romantique exacerbé et l'éternel échec du triangle amoureux). On est à la fois dans l'hommage et l'étalage de petites tartines de culture littéraire un peu ronflantes. C'est parfois maladroit, et il y en a beaucoup (voir par exemple les petites phrases sur le réalisme et Stendhal, en fin d'ouvrage, qui m'ont gonflé). Or François-Henri Désérable prouve ici qu'il n'est jamais aussi bon que lorsqu'il fait du Désérable. Autant être franc, j'avais trouvé ses précédents romans bien écrits et plaisants mais creux (je n'ai rien retenu d'Évariste et pas grand-chose d'Un certain Monsieur Piekielny). Ici, l'impression que le style a mûri et s'exprime pleinement dans cette vraie et baroque histoire de passion, tout en ironie.

Mon maitre et mon vainqueur est un livre très juste, assez fort sur le désir et ses ravages, une magnifique histoire d'amour d'aujourd'hui sur ses tragédies renouvelées, sur les rivages du mentir. D'une sensualité joueuse. Alors à défaut d'en rire — c'est bien trop grave —, nous dit l'auteur, il vaut mieux en sourire, surtout si l'on est témoin, juge ou spectateur du duel. L'amour en ses tourments, un programme sans fin. Première très bonne lecture de la rentrée.

                                                                                                                                                                 

Mon Maître et mon vainqueur, François-Henri Désérable, Gallimard, août 2021, 192 p., 18€.


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