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Famille, Lydie Salvayre (Tristram)

Si j'écrivais des nouvelles (ahaha), je m'inspirerais largement de ce Famille signé Lydie Salvayre, paru dans une première version aux éditions Verticales en 2002 et réédité ici par Tristram à l'heure de la pandémie. Entretemps, le titre a changé (sûrement quelques phrases aussi) et ce n'est pas anodin, passant de Et que les vers mangent le boeuf mort à Famille, donc. Autant vous le dire, ce texte court (30 petites pages) m'a surpris. Dans le bon sens. Je ne connais rien de l'oeuvre de Lydie Salvayre et, allez savoir pourquoi, j'en avais plutôt une image lisse. Sans fondement, hein. Mais dans votre culture littéraire, vous avez des écrivains qui se baladent incognito, que vous connaissez de "nom" sans jamais les avoir fréquentés. Alors pourquoi aller vers ce bouquin ? Parce que Tristram.

Lydie Salvayre nous prouve donc qu'en trente pages, on peut produire de l'excellente littérature. La couverture est impec, comme toutes les familles, c'est bien connu. Propre, rangée, en ordre, austère et même glaciale, cette photo de salon. Oui, un truc cloche, c'est trop nickel pour être vrai. L'auteure nous raconte le simple quotidien d'une famille, enfermée entre les quatre murs d'une chambre ou d'un salon. Isolement extrême, apparences gardées, seuls les bruits et les cris sèment le doute. La mère et le fils, pieds et poings liés, passent leur journée devant la télé (la série Les Coeurs Brisés a leur préférence), prennent le goûter entre deux crises paranoïaques. L'enfant est déclaré schizophrène. La mère semble aux petits soins et le père hurle sur son gosse en rentrant du boulot, la honte de la famille ce malade... Vous imaginez le tableau.

L'esprit est mort l'esprit est mort l'esprit est mort clame le fils au désespoir. L'esprit est mort ainsi que Dieu. Il ne reste plus que son suaire. Parfois la mère est dépassée par les réactions de son fils. Heureusement il y a le Haldol, cinquante gouttes matin midi et soir. Le psychiatre a dit qu'en cas d'agitation on pouvait augmenter les doses. Ce qu'elle fait régulièrement, pauvre poussin.

Trashy, glaçant, noir, ce texte comme miroir à peine déformé de notre société gagnée par le complot et la paranoïa s'engouffre dans les familles, toutes psychotiques, on le sait, pour saisir l'humeur d'une époque. Ce texte a aussi des airs burlesques — volontaires ou pas, je l'ignore—, mais la radicalité est telle jusqu'au final (toujours bien placée, pleine d'ironie) qu'on ne sait plus s'il faut se désoler de la médiocrité ambiante ou en rire, notamment quand la mère insulte, pire que son fils, les personnages de la série télé, se prenant au jeu des sentiments (le mot "salope" revient souvent). Au-delà du ton et du travail sur la langue, magnifique (observez la ponctuation), Lydie Salvayre brille dans son approche de la schizophrénie et la façon de faire parler le fils, otage de délires que les parents sont incapables de cerner, qu'ils ne cherchent même pas à comprendre, trop occupés à toucher les allocs ou à pointer à l'usine (ils disent qu'il est différent, qu'il a une intelligence supérieure, etc...). Ce n'est pas évident au premier coup d'oeil, mais le texte parvient étonnamment à nous faire entrer en empathie avec ce fils-adulte, malade et victime, qui passe son temps à ne rien faire, être dépossédé, vidé, rongé par des théories farfelues quand il dort nu, allongé sur son lit comme une âme en peine, comme mort (son âme lui sort d'ailleurs pas les yeux). Il a beau être "le pire des monstres", esclave d'une mère tordue, il se dégage de lui une profonde et touchante humanité. Et que dire du père, archétype du beauf, éreinté par le travail, qui a besoin d'un souffre-douleur quand il rentre le soir. Ce livre m'a fait penser au récent et brillant Le Démon de la Colline aux Loups de Dimitri Rouchon-Borie. Même radicalité du propos, même humanité entre les lignes. 

Très bon livre (qui poserait cette question : quelle est la langue du mal ?) qui prouve que les longs textes ne sont pas toujours nécessaires et que, si on a le talent, il est possible d'aller au bout de son sujet en seulement trente pages. C'est même la condition de l'efficacité car ce Famille, très riche, à l'ambiance oppressante, est un uppercut qui réveille l'esprit. Bref c'est noir, ça fait froid dans le dos et ça se passe en ce moment à côté ou en bas de chez vous, regardez bien.

                                                                                                                                                                   

Famille, Lydie Salvayre, Tristram, août 2021, 43 p., 9.50€

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