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Taormine, Yves Ravey (éditions de Minuit)

 Le Ravey annuel est arrivé. La carrosserie est un peu cabossée, l'aile droite avant surtout, mais le moteur est toujours rugissant. On ne se lasse pas de la mécanique littéraire mise au point par l'auteur même si, à chaque roman, Yves Ravey nous vend à peu près la même voiture. Mais quelle voiture, hein ! Le standard dans la nouveauté. Toujours connue mais jamais vraiment la même. Un peu de liquide de refroidissement, du filtre à huile, du car wash plus et un délicieux polish au goût de malabar, voilà la recette du maître. Soit un petit couple, Melvil et Luisa Hammett, sur le point de se séparer et qui tente de se rabibocher par un voyage en amoureux dans un luxueux hôtel de Taormine, en Sicile. Là-bas, en avril, il pleut et la visibilité près de la mer est mauvaise. Et Melvil tourne en boucle : passons sur les incartades, fréquentes, et les passages à l'acte, systématiques, de Luisa, notamment avec son ex-meilleur ami croisé dans une agence Pôle Emploi. Oui, passons. Les vacances en Sicile, voilà le moment présent. Passons sur le chômage de Melvil, son refus d'accepter les offres d'emploi... À peine débarqués de l'avion, Luisa veut absolument voir la mer. Et là, après une pause dans un snack-bar, après avoir traversé une zone de chantier, après avoir quitté l'autoroute, c'est le choc. La suite ? Un séjour tronqué, entre fuites lâches et souci de garder les apparences sauves.... Que s'est-il passé ? Et qui est responsable ?



Quand je lis un roman d'Yves Ravey, c'est comme aller à un cours de littérature in situ, sans la lourdeur pédagogique, avec le divertissement. Mais attention, un divertissement intelligent, subtil, plein de panache discret. Quelques doutes au début, le temps que la mécanique s'enclenche, un vrai régal ensuite au fil d'une balade au pays du polar. Un polar un chouya noir mais à l'écriture toute blanche. C'est simple, efficace, savoureux mais pas sans relief, loin de là. D'ailleurs, à Taormine, il y a une ville haute et une ville basse, que notre couple aura peu l'occasion de visiter. Un livre de Ravey, c'est d'abord un jeu littéraire. On repère des indices, on identifie le modèle, on perçoit des objets qui, à un moment ou un autre, feront sens. Voilà, toute la tension de l'histoire pourrait être contenue dans un paquet de Mentos, dans la texture de l'aluminium. Tout le désir sexuel entre les personnages évoqué dans un vague nom de ville italienne inconnue, Gravinnella. Le suspense dans des réflexions d'automobiliste-touriste paumé en Sicile et qui fait n'importe quoi.

Yves Ravey est un véritable ingénieur du verbe, carrossier de la langue. Des phrases en apparence toute simples, hachées au début par le recours à la virgule, et plus fluides à la fin, qui placent les enjeux là où on ne les attend pas. Qui suspend, prend son temps, ratiocine avec bonheur. Aucune description ou presque, juste des petites touches ou retouches pour poser une ambiance, une personnalité, des "valeurs", un comportement. Par le regard, une mèche de cheveux replacée, un geste futile, laissant toute la place au lecteur, qui se fera ses propres films. D'ailleurs, Taormine pourrait être un scénario bancal, insituable, une pièce de théâtre où les personnages oscillent en permanence entre les rôles d'acteur et de spectateur, de bourreau et de victime. On ne sait pas au juste s'ils pensent ou se parlent. Une véritable tragi-comédie avec des retournements de situation, du théâtre de boulevard. Tout peut faire sens dans Taormine : les toponymes, les noms en clins d'oeil, les passés des figurants à peine suggérés par un mot ou deux. Jeu de dupes et de malins, une comédie très humaine avec un soupçon de cynisme, de lâcheté et de sentiments tièdes voire froids, très froids au sein du couple consumé. Du ressentiment, des petites haines et des colères latentes... Un couple en fin de vie, quoi.

Tout est inscrit dans le guide, m'a-t-elle dit. Elle a lu le commentaire. Le plus poétique, a-t-elle poursuivi, c'est le jeu des ombres sur les cannelures des colonnes, quand le soleil amorce sa courbe descendante. Elle se promenait alors parmi les fûts, les chapiteaux de pierre parfois bleutée, selon la lumière.

L'ironie, l'ambiguïté, le comique dissimulés dans les plis de la tragédie font de ce Taormine un véritable délice, où l'on parle de lassitudes de couple, d'adultères, d'indifférence au drame, de maladresses, de sorts migratoires et de petites lâchetés quotidiennes. Pas de carte postale ici, mais l'envers du décor dans un doux "fracas d'enfer". Le soleil a mué en pluie, le paradis en lente plongée dans les abysses de la mer Ionienne, dans un récit calmement explosif. D'ailleurs, l'Etna n'est pas loin, les routes migratoires non plus. Et nous nous trouvons en Italie, la maison de la mafia. Oui, il faut se méfier de l'eau qui dort. Enfin, on n'en parle sûrement pas assez, mais j'imagine qu'Yves Ravey sculpte et polit ses phrases comme personne. J'ai été frappé, plus que les autres fois, par la musicalité du style. Son rythme et ses sons. Ecoutez : "Penchez sur l'aile avant de la voiture, en appui d'une main,  et sur un pied, imprimant à mes mocassins retournés des coups successifs contre la portière pour que s'écoulent en pluie les grains de sable logés à l'intérieur, j'ai constaté, au passage, que la carrosserie était fortement cabossée, sur une grande surface, vraisemblablement à cause du choc de la veille." Simple comme une partition. Clair comme des notes qui dansent.

Lire Taormine, c'est donc croire que vous allez rouler dans une Alfa Roméo alors que vous vous trouvez dans une Fiat, avec des pilotes peu fiables. L'inverse est tout aussi vrai. Et puis, dans le tumulte illisible de la rentrée littéraire, lire Yves Ravey, c'est toujours l'assurance de passer un délicieux moment. Notre héros Melvil, justement, a contracté une assurance complémentaire auprès de l'agence de location de voiture en cas d'accident. Alors, tout est permis. Bonne route !

                                                                                                                                                                     

Taormine en terrain miné, Yves Ravey le carrossier, éditions de Minuit moins le quart, août 2022, 16€ la réparation "maquillage"

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