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Clara lit Proust, Stéphane Carlier (Gallimard)

Histoire d'un basculement vers l'art, d'un véritable coup de foudre, d'un émerveillement. C'est l'histoire de celle qui vous rend beau avec son petit coup de peigne. Clara, 23 ans, coiffeuse chez Cindy Coiffure, vit sa petite vie de province avec le beau gosse JM. Elle coupe des cheveux, bavarde avec les clientes dans ce minuscule salon de Saône-et-Loire, au rythme de Nostalgie et des tranches de vie narrées. Les journées, il faut bien le dire, sont un peu pénibles et redondantes. Mais, un beau jour, la révélation, l'illumination dans la lecture. Le bonheur du côté de Guermantes. Clara a trouvé sa voix dans les mots. Sa voie sera pavée de lettres, de phrases lentes et évidentes. Car Clara, elle le sent, vit la vie d'une fille qui ne lui ressemble pas.


On avait quitté Stéphane Carlier avec l'excellent Le Chien de Madame Halberstadt (Le Tripode). Entre-temps, l'écrivain a pondu un autre bouquin chez un autre éditeur, L'enterrement de Serge (acheté, mais pas encore lu) avant la parution, donc, de ce Clara lit Proust en cette rentrée. Après un début de roman un chouïa mou qui permet toutefois de poser les décors, les personnages et leurs relations, l'auteur nous embarque dans son petit monde fait de tendresse et de littérature, en charmante compagnie. Car, figurez-vous, Clara va tomber amoureuse de Proust. Pas de l'homme, hein (quoique), mais de ses livres. En particulier À la recherche du temps perdu, ce chef-d'œuvre effrayant, imposant, intimidant. Pas pour Clara, qui n'a pas l'habitude de lire ce genre de pavé. Pourtant, elle le vit dès les premiers mots, c'est comme si ces bouquins avaient été écrits pour elle. Elle les trouve sensuels et généreux comme un fruit. Les personnages, Charlus, Françoise, les Guermantes, lui sont devenus des êtres familiers, autant sinon plus que les personnes croisées tous les jours au salon. Elle ira parfois jusqu'à confondre sa vie avec ses lectures tardives.
Le rythme qu'il impose est ce qu'elle apprécie le plus chez lui. Il oblige à une lenteur mais aussi à une vigilance, c'est très particulier. Combien de fois, pendant sa lecture, son esprit a quitté les mots pour se lancer dans une liste de courses ou lui rappeler une conversation qu'elle avait eue dans la journée au salon. Lenteur et vigilance, détente et concentration. Proust, c'est son yoga.

C'est à une révolution lente et personnelle que nous convie l'auteur, celle de Clara, jeune adulte en quête d'un truc qui la fasse vibrer. Elle ignore bien sûr ce qui pourrait la réveiller. Sûrement pas son JM, beau gosse pour lequel elle n'a plus aucun désir. Le salon de coiffure, c'est un peu sa deuxième maison, mais elle s'y ennuie de plus en plus. L'occasion de croquer des personnages un peu décalés —la nostalgique Mme Habib, la patronne, les coiffeuses prises dans leurs tourments, Nolwenn par exemple, moins timorée qu'on ne croit, et Patrick. Les matinées sont parfois moroses et le salon vivote, sans grand fracas. Mais le jour où Clara découvre les mots de Proust, c'est un délice. Mieux, un appel : "Vous avez une jolie âme, d'une qualité rare, une nature d'artiste, ne la laissez pas manquer de ce qu'il lui faut". C'est alors le programme du livre, à partir de la page 58, mâtiné de pensées sur l'existence, le désir, l'art.  Clara va devenir ce qu'elle est. En lisant, elle va trouver ce pour quoi elle est faite. Chemin classique d'une libération sur la route de Marcel, une pelouse fraîchement tondue et son odeur en guise de madeleine. Des réminiscences, des plaisirs visuels, l'obsession de la lecture. Elle en est fière, elle a trouvé son truc, elle va prendre son temps et déguster chaque mot, chaque phrase. En un instant, elle a su que Proust était fait pour elle, c'est comme ça, ça ne s'explique pas.

À la lecture de ces pages, quelque chose d'un peu magique s'est passé qui, pour la première fois, lui a laissé penser que les livres pouvaient être meilleurs que la vie.

Joli bouquin par Stéphane Charlier qui a réussi sur un terrain glissant. La révélation par la lecture, la littérature, sans mépris de classe. Juste embrasser des personnages pour y discerner la lumière, la flamme qui fait avancer et parfois vaciller. Elle est attachante cette Clara, son innocence mêlée de persévérance nous la rend peu à peu sympathique, tout comme la petite famille qui gravite autour du salon. On partage ses peines et on comprend si bien son coming out littéraire. Tous les passionnés de livres l'ont vécu. Alors on est prêt à partager son amour de Proust et même à se replonger dans ces ambiances le temps d'un roman. Est-on condamné à être ce que l'on croit être ou existe-t-il une voie à prendre qu'on ignore encore ? Et si le seul salut possible se trouvait dans les oeuvres d'art ? Stéphane Carlier en profite pour évoquer le désir, l'amour et sa disparition, les fantômes proustiens. Au fond, la littérature est aussi une rencontre entre deux sensibilités. Elle se fait ou ne se fait pas. Certains ont été sauvés par la pratique du vélo, d'autres par la littérature. Clara a mis les pieds dans un continent qu'elle croyait interdit. Elle lit pour son plaisir, pas par injonction scolaire. Elle a traversé des épreuves en compagnie de Swann, de Françoise et la grand-mère. Illumination de Proust, enchantement de la lecture à voix haute, bonheur de la littérature. Clara aura désormais en tête, comme un refrain lancinant, la musique des mots. La légèreté, une chaleur diffuse, une émotion qui étreint, des souvenirs ravivés... magie d'un livre qui bouleverse l'ordre établi, qui remet tout en question en ouvrant à l'inconnu.

Oui, c'est à regret qu'on quitte Clara, mais heureux de la voir enfin trouver sa voix (qui a le parfum de l'aubépine). Oui, rien ne dure et tout s'oublie. Sauf les anonymes personnages de chair, incarnés, et les bons livres qui font naître cette fragile émotion une fois la dernière page tournée. Une lecture tout à fait savoureuse, dont la vibration ne faiblira pas avec le temps retrouvé.

                                                                                                                                                                     

 Clara lit Proust (et toute la recherche), Stéphane Carlier de Guermantes, Gallimard en Saône-et-Loire, août 2022 à l'ombre des jeunes filles en pleurs, 18,50€ le brushing

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