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Le Coeur arrière, Arnaud Dudek (Les Avrils)

 Toujours un plaisir de retrouver la plume d'Arnaud Dudek (Laisser des traces, On fait parfois des vagues), encore plus quand le sujet est un appel à s'envoler. Et pour cause, Victor, jeune garçon timide au physique ordinaire, a quelque chose en plus. Un talent rare pour le triple saut, une agilité, une impulsion peu communes. Touché par la grâce mais plutôt ignorant de son potentiel, Victor va peu à peu se prendre au jeu de l'entraînement, des compétitions, des médailles et des records avant de buter sur un entraîneur un chouïa névrosé qui va lui faire perdre toute envie de tomber amoureux et de gagner des titres. À quoi bon le sport de haut niveau ? Aliénation, blessures, brimades, la vie d'un sportif pro n'est pas de tout repos...

Moi aussi, Jonathan Edwards m'avait fasciné à son époque. Champion en tout (olympique, mondial, européen), le kangourou britannique avait su, par ses bonds venus d'un autre temps, attirer les projos sur sa discipline un brin baroque : le triple saut. On suit donc le début de carrière de Victor, coincé entre sa vie de prolo avec son père (maman est absente et fait la nouba) et ses premiers pas prometteurs en athlétisme, en particulier au triple saut. "Il est jeune, doué, déterminé mais relativement naïf". Sans doute né sous une bonne étoile, il n'est pourtant pas convaincu de son talent. Par bien des aspects, ce Victor ressemble au personnage imaginé par Fanny Wallendorf dans son roman "L'Appel", qui retraçait le parcours d'un autre champion, Dick Fosbury, au saut en hauteur. La révélation du talent, les performances, les entraîneurs qui s'agglutinent autour, les premiers exploits et les déconvenues, pire, les désillusions, puis la naissance des sentiments et l'impossible dénouement jusqu'à la chute. Dans un roman au découpage nerveux — chapitres courts — et à la plume sensible, Arnaud Dudek réussit sans difficulté à produire de jolies émotions. Bien vu la relation père-fils faite de peu et d'empathie. Le fils réussira peut-être là où le père a échoué. Dans l'ambition, la réussite, la grinta. Très bien vu aussi le premier amour manqué entre Victor et Calypso, quand le sport de haut niveau aura raison du couple. Un triangle à quatre un peu particulier puisque dans l'équation s'invite Forgeron, l'entraîneur tortionnaire qui terrorise ses ouailles. Victor+Calypso+sport+Forgeron=triple saut, du septième ciel à l'enfer. Encore bien vu cette (non)relation toxique entre un gourou et une team de jeunes talents broyés. Et cette amitié naissante entre Victor et Maël, là encore, Arnaud Dudek sait en peu de mots poser de belles relations.
Au triple saut, m'a appris Danuta, qui connaît bien ce sport car elle s'entraîne avec des spécialistes, la jambe de l'athlète supporte douze fois le poids du corps à chaque réception.

Le Coeur arrière est donc un roman avec d'indéniables qualités. Mais il m'a aussi un peu frustré. J'ai peiné à ressentir Victor comme un grand champion en devenir. Peu de scènes le montrent à l'entraînement, en compétition, on entre rarement dans sa tête et dans son corps. Or, la psychologie de l'athlète, les sacrifices, la spécificité d'un sport, c'est ce qui m'intéresse le plus dans les récits qui mêlent sport et littérature. Arnaud Dudek, comme à son habitude, avance sur un fil pudique qui laisse toute sa place à l'imagination du lecteur. Parfois un peu trop. Je dirais même qu'il n'en fait pas assez sur le terrain du sport. Je ne me suis pas senti immergé dans le quotidien aliénant de Victor, fait de brimades, de souffrances, de sacrifices, de fierté quand le saut est réussi. Si bien que les dernières scènes par exemple, les plus sombres, peinent à produire leur effet. Ça va parfois un peu trop vite, on survole une trajectoire alors qu'on voudrait entrer dans le coeur de l'action (le coeur avant ?), avec le sentiment que l'auteur n'exploite pas assez certains passages ou que son personnage principal est assez lointain, pas assez sanguin dans le sport (sauf à la fin en boîte). Pour faire court, j'aurais aimé plus de sport, plus de nervosité : les entraînements qui font vomir, les nuances du triple saut, plus de technique, plus de sueur, plus de muscles pour comprendre les blessures, les ressorts du drame. Le sport de haut niveau est une machine à broyer les corps et les têtes, on a tendance à l'oublier. Pas Arnaud Dudek, qui prend la bonne direction, en suggérant les traumas des athlètes et les entraîneurs fous, sans aller peut-être au bout du mouvement. Le Coeur arrière, c'est la jeunesse d'un homme normal, ordinaire, peu sûr de lui, qui croyait qu'il avait un truc en plus, qui prend confiance, gagne en aisance matérielle et se découvre. Mais sa vie dévie car sa manie, sa bizarrerie—son amour du triple saut—, va le perdre. Moins acteur que victime de son destin, moins gonflé d'hubris que fragile, Victor est un attachant personnage qu'on aurait aimé peut-être plus bondissant. Si la partie sport déçoit un peu, pour le reste, c'est réussi (les personnages, leurs relations). La course d'élan est bonne, l'équilibre aussi, le mouvement est fluide, seule la portée du saut final ne semble pas à la hauteur. Un roman plaisant et intéressant qui, pour ma part, manque un peu de vibrant.

Quand il court, quand il saute, il n'y a plus de timidité, il n'y a plus de tumulte. En courant, en sautant, c'est comme s'il réussissait  à descendre au plus profond de lui. Et commençait à découvrir qui il est.

                                                                                                                                                                  

Le Coeur arrière n'a pas mordu, Arnaud Dudek Edwards, Les Avrils à Miramas, 225 p. de joies et d'illusions, août 2022, 19€ et 18,04 m

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