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Au téléphone, Alain Freudiger (Héros-Limite)

 Au moment où je m'apprêtais à écrire la chronique du dernier livre d'Alain Freudiger, Au téléphone, j'ouvre par hasard les Poèmes dispersés de Jack Kerouac aux éditions Seghers, et je tombe sur cette phrase programmatique pour mon billet : "Ne vous servez pas du téléphone. Les gens ne sont jamais prêts à répondre. Servez-vous de la poésie". Oui, répondre au téléphone est toujours surprenant. Qui m'appelle, qui veut m'appeler, que veut-on me vendre, de quoi suis-je coupable ? Il paraît d'ailleurs que le téléphone fixe a gagné en mobilité ces derniers temps. Il a perdu ses fils, mais nous a-t-il fait gagner en partage, en liens, en amour, en solitude ?


Le téléphone, qui unit désunit, sépare réunit. Quand le quotidien déconnecte, la poésie du mobile nous fixe à l'étonnement, ravive un temps disparu et reconnecte à l'essence d'une parole, d'un amour qui, toujours là, a besoin des silences parlés. La sidération d'une nouvelle. Une grand-mère qu'on aimait, sa mort nous arrête sur un banc. Le smartphone n'est pas si mignon, si intelligent, il n'a même plus de touches, juste un écran qu'on tient à distance, à l'horizontale. Du son et des mots mais quid des traces ? Le téléphone ne sert plus à parler, mais à écrire, à écrire de la poésie, à envoyer des sms, à mourir d'amnésie. Formidable matière littéraire qu'est le téléphone sous la plume d'Alain Freudiger. De cet auteur, j'étais resté sur la très bonne histoire d'un sauteur à ski finlandais, ivre de succès, d'alcool et de femmes (Le Mauvais génie, La Baconnière). Après les tremplins, l'évolution du bigophone donc. Notre rapport à lui, nos expériences en tous genres : maximes, évocations, transcriptions, souvenirs, épiphanies des cabines rouges. Moins le téléphone que ce à quoi il nous renvoie. La voix suave et sensuelle d'une belle femme, posée et présente, l'alternance de l'émetteur et du récepteur, de l'écoute et de l'attention. Si nous vivons une crise de l'attention, et que le smartphone en est l'agent symbolique, la poésie, elle, nous rendra attentifs aux glissements, aux effacements. Un lecteur mis sur écoute de lui-même, d'une époque un peu folle. Instantanés, miniatures, poétiques d'une parole disparue, d'un langage en révolution. 

Le cordon, le câble, le lien est le ressort essentiel du téléphone. Un téléphone sans fil n'existe pas.

Un recueil très réjouissant, stimulant et malin. Comme un Roland Barthes qui nous parlerait de l'attente de l'amoureux transi, Alain Freudiger évoque l'attente de l'appel qui ne viendra pas, qui ne viendra plus, qui reviendra peut-être : "J'attends ton appel / je suis assis je suis debout je fais la vaisselle / j'essaie de lire je suis couché / j'attends ton appel / c'est long je garde mon calme". A. Freudiger réveille un imaginaire, le passé, les PTT, les transmetteurs, les parents qui relaient l'objet aux enfants, farandole de témoins, les grésillements, les tessitures et les textures, les filtres de la pensée et de la voix. Métallique, organique, une histoire de transmissions, de démission quand la colère monte, la rage contre les hotlines. Et l'attente. Des voix. Il en existe de radio, des désagréables, des qu'on ne reconnaît pas trop, des envoutantes, des fascinantes. Paroles à vif, court-circuitées, dynamiques d'un dialogue qui lance une journée, l'assombrit ou l'enjolive. Réception des critiques, des bonnes nouvelles (un éditeur qui appelle pour vous éditer ?). Le téléphone et la poésie pour vibrer, pour toucher des yeux et des oreilles. Quand tout est dématérialisé, un appel aux retrouvailles physiques, connectées, aux silences féconds, à ce qu'on ne veut pas, "les liens trop loin".

Appelé —par erreur / je décroche mais je n'ai pas de contact avec mon interlocuteur / j'entends vaguement sa voix mais de loin / il parle à quelqu'un / j'entends surtout un bruit de froissement / d'étoffe, de roulement / d'objets, de frottement / un rythme se dessine / des plus régulier / mon interlocuteur marche , je suis au fond du sac / j'écoute au fond de la poche / loin de la bouche mais près du corps / curieuse intimité acoustique


Les secousses de l'air, les déchirures, les mots d'une personne sur un portable dans un train, un transport en commun. La civilisation, ses progrès, ses retraits, ses renoncements, ses arrêts, impromptus, sa beauté. Parler/écouter - écouter/parler, double injonction, raccrochage au nez. Tu es toujours belle. Je l'entends. Sans chercher dans le bottin, sans composer de numéro, sans tourner le disque jusqu'à la butée, sans enfoncer les touches. Vive la communication et la philo. On termine ce billet sur ce sujet : le téléphone est-il ce qui nous rapproche ou nous éloigne ? Un indice, la réponse est dans l'expérience. "This is your captain speaking".


je garde en mémoire / des tas de numéros de téléphone / 68 16 56 / 68 13 03 / 63 17 78 / ils ne servent plus à rien / les gens ont déménagé / leurs numéros ont changé / ils n'ont plus que des mobiles / mais si on peut les effacer du répertoire / ils ne disparaissent pas de ma mémoire

                                                                                                                                                                     

Au téléphone (j'ai peur), Alain Freudiger (voyez la rime), Héros-Limite (limite le ton de l'interlocuteur), mars 2023 fini le cadran, 93 p. de tout petit bottin, 14€ chère la communication, mais c'est de la poésie, de la belle et subtile poésie

 

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