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L'arrière-saison des lucioles, Henri Raczymow (L'Antilope)

Si l'on ne sait jamais tout à fait de quoi parle L'arrière-saison des lucioles, il faut attendre les dernières pages pour en avoir un aperçu. En apparence assez banales, les histoires personnelles d'Henri Raczymow ont en réalité ce petit goût d'aventure qui sied aux livres bien écrits. Reprenant (p. 186) une phrase de La Nausée, l'auteur dit en peu de mots la possibilité d'une intention : "Voici ce que j'ai pensé : pour que l'événement le plus banal devienne une aventure, il faut et il suffit qu'on se mette à la raconter." Voilà, écrire un bon livre n'est pas bien compliqué. Il faut savoir raconter, et savoir raconter, c'est savoir écrire, bien écrire. Quézako "bien écrire" ? Y mettre des anecdotes, de l'intelligence, du recul — l'autre nom de l'autodérision —, un regard sur le monde, des regrets, des douleurs, et de belles images. Par les mots, la littérature, rattraper le retard qu'on prend sur la vraie vie. Tout ce qu'on n'a pas pu dire, tout ce qu'on n'a pas su dire, tout ce qu'on n'a pas eu le temps de dire. Pour trouver à tout ça, d'une façon ou d'une autre, un sens à rebours. Je ne connaissais par l'écrivain Henri Raczymow. Ce livre m'a fait entrer dans son monde, où l'on sent la pudeur et la complicité, comme un vieil ami qui vous parlerait, près d'un feu crépitant un soir d'hiver. L'auteur a vécu. Il nous parle avec émotion et légèreté de ces moments de vie qui ne doivent pas être aspirés par l'oubli. Evoquant sa judéité, le communisme, toujours dans l'idée d'interroger sa propre identité, l'auteur cherche à laisser une trace, aussi modeste soit-elle. C'était d'ailleurs l'obsession des nazis, effacer les traces. L'arrière-saison des lucioles est un livre sur le refus de l'oubli, "le tragique inhérent à l'oubli, à cette seconde mort", sur l'effacement, sur la mort et la mémoire, sur la manière de laisser des traces sans être dupe de ses illusions, littéraires notamment.

C'est un livre souvent intéressant, passionnant par moment, qui livre des réflexions toujours fécondes, dans une langue douce et délicate, piquée d'humour simple, qui ne cherche pas à se soustraire au tragique des situations parfois. J'ai souligné beaucoup de passages, notamment celui de la p. 61, quand est évoqué Rachel Ertel, et le rapport que l'auteur entretient avec la littérature. Je cite : "Nous écrivions dans la perte, nous écrivions la perte." Sûrement une piste pour éclairer et lire les textes de l'auteur. Ce qui me fait dire qu'on écrit la perte, certes, mais on écrit aussi sur la peur de la perte. Les mots sont là pour retenir, capter, fixer un vécu, un ressenti, dessiner une image qui autrement s'évanouirait, s'effacerait dans les limbes des mémoires trouées. "Ne pas oublier la perte", écrit l'auteur, "c'était circonscrire (circoncire?) notre identité." L'identité, autre grande question (insoluble) posée par ce livre. Il faut lire ces pages importantes (pp. 58-59) sur cette identité en lambeaux, les mémoires diasporisées, et l'imaginaire juif ou le juif imaginaire. Une identité en tension décrite par Lévinas : "S'interroger sur l'identité juive, c'est déjà l'avoir perdue. Mais c'est encore s'y tenir, sans quoi on éviterait l'interrogatoire. Entre ce déjà et cet encore se dessine la limite, tendue comme une corde raide, sur laquelle s'aventure et se risque le judaïsme des Juifs occidentaux".

On croise tout un monde littéraire (Proust, Barthes, Sartre, Ertel, Lévinas, Vuarnet, Banier), des espoirs de succès déchus, des arrogants et des dandys (Mathieu Lindon et Eugène Savitzkaya ?), des belles personnes, beaucoup de douceur et de bienveillance dans ces récits où la mémoire est centrale, où les personnes du passé surgissent sans crier gare et vous déclarent leur amour (voir cette dame amoureuse en secret de l'auteur, qu'il rencontre des années plus tard, sans l'avoir jamais calculé enfant). Henri Raczymow peut être mordant quand il décrit les milieux littéraires et les poseurs qui y pullulent ("il attribuait sa médiocre notoriété d'écrivain à la méchanceté du monde, et je ne partageais pas cette explication. J'ai cessé un jour de le côtoyer. Je n'avais nul besoin d'un adjuvant pour cette complaisance mortifère à la déréliction.") Mais il y a surtout beaucoup d'amour, d'intelligence, d'humour, de sincérité, un sentiment de familiarité immédiat. Une grande délicatesse aussi quand il s'agit de décrire la douleur de la perte, le rôle des vivants dans leur rapport aux absents, au fil d'une écriture fluide et élégante.
Vieillissant, vous perdez vos cheveux, vos neurones, votre ouïe, mais vous perdez aussi bien les inhibitions qui ont entravé vos désirs, les illusions qui ont exalté vos jeunes années. Et vous perdez des gens, pas nécessairement des amis proches, des gens que simplement vous avez côtoyés jadis ou naguère, et dont l'absence définitive, même si elle ne vous remplit pas d'une immense nostalgie, vous dit que le monde qui vous entoure n'est plus exactement le même (...), et c'est cela qui vous attriste. Non telle disparition, tel effacement, mais que ce ne soit plus la même chose. (...) Surtout, vieillissant, il y a de moins en moins de gens  avec qui vous êtes susceptible de partager des souvenirs. Au bout du temps, si toutefois vous durez assez longtemps, vous voilà le seul à être dépositaire  de la mémoire de cet homme, de cette femme. Et ce "dépôt"-là ne vous sert plus à rien. (...) Voilà pourquoi mon amour pour Proust, qui a dit tout cela. Et voilà aussi pourquoi j'aime fréquenter des gens plus âgés que moi : les noms que j'évoque devant eux  leur rappellent quelque chose.  Leur mémoire m'englobe, me protège du délaissement, me prend dans ses bras. Leur mémoire m'est maternelle et me rassure. 

J'ai donc aimé ce livre pour plein de raisons. Son ton, son écriture, ses réflexions, sa drôlerie, sa pudeur, son humilité, son expérience tranquille. C'est une promenade avec de vieux amis, des connaissances, une lutte contre l'indifférence qui tue plus que la mort. Un livre sur la transmission. Un livre fragile et personnel que l'on aime donc, aussi, pour des raisons personnelles : "Mais un livre, une oeuvre, peuvent-ils toucher autrement que pour des raisons personnelles ?".

                                                                                                                                                                      

L'arrière-saison des lucioles, Henri Raczymow, éditions de l'Antilope, mars 2023, 188 p., 19,90€

Commentaires

  1. j'ai adoré ce livre grave et drôle à la fois et écrit dans une langue élégante : de la même génération que l'auteur et avec les mêmes origines polonaises j'ai retrouvé des types de personnages rencontrés dans ma jeunesse et dépeints avec une infinie tendresse.
    Tous les sujets qui questionnent les générations "d'après" c.a.d. la Catastrophe, sont évoqués avec finesse : la transmission- lutte contre l'oubli- l'identité quand on est juif ni religieux ni complètement laïc.
    Merci pour ce bel opus que je vais m'empresser d'offrir autour de moi
    F.P.

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