Accéder au contenu principal

Gérôme et Jérôme, Matthieu Jung (Le Cherche-Midi)

 Mathieu Young nous revient avec grand bonheur chez un nouvel éditeur. J'ignorais qu'un roman devait sortir et c'est en le voyant dans ma librairie que j'ai foncé les yeux fermés (oui, je vois les yeux fermés). Avec cet auteur, inutile de lire la quatrième de couverture. Il pourrait écrire sur le bottin, l'inspecteur Gadget ou les pneus Pirelli que j'achèterais le bouquin. Je crois en plus que le bougre aime la poésie. N'en jetez plus ! Depuis l'excellent Principe de précaution, on n'a cessé d'apprécier la plume tendre et cruelle de Matthieu Jung, et regretté aussi la relative indifférence dans laquelle il évolue. Son dernier roman, Triangle à quatre (chroniqué ici) était tout aussi jubilatoire. Matthieu Jung aime peindre des personnages un peu ratés, un peu bancals, des losers magnifiques pris dans les affres de l'amour ou empêtrés dans les filets du réel. C'est toujours grinçant, finement vu et écrit avec une délicate ironie.

Dans Gérôme et Jérôme, une histoire d'usurpation d'identité apparemment involontaire, dans le milieu de la musique. À la faveur du confinement, Gérôme Soler se retire à la campagne avec son parolier en vue de composer un nouveau disque. Il jouit d'une notoriété honnête — quelques milliers de fans et un succès d'estime —sans toutefois déchainer les foules. Avec cet album, il espère passer un cap et, pourquoi pas, enfin rencontrer le succès qu'il estime mériter. Mais patatras, un certain Jérôme Soler, inconnu au bataillon, fait irruption dans son quotidien sans relief avec une chanson certes un peu niaise, "Solaire", mais qui rencontre immédiatement le succès sur les ondes. Gérôme peut aller se rhabiller avec ses rêves à la Daho et se regarder dans le miroir.


Matthieu Jung nous avait enthousiasmés avec Triangle à quatre, il récidive ici avec "sa guerre des Soler". On notera au passage le petit tacle à l'endroit des journaleux et de leurs tics d'écriture (oui, tout le monde est "solaire" en ce moment). Sixième roman et encore une jolie réussite. On s'attache follement à ce Gérôme, comme on aimait Thomas Zins et Éric Husson. Avec un côté empoté, le chanteur nourrit de pathétiques rêves de grandeur et tente de débusquer la recette du succès. Il a récemment pris des cours de chant, pense aux grands noms et se dit : "cette fois c'est la bonne." Et d'ailleurs sa compagne, Delphine, pense elle aussi que cette fois il va cartonner (même s'il n'a pas encore atteint le détachement souverain du moustachu taciturne, Brassens). Sa façon de poser sa voix, le rythme, l'intonation... quelque chose a changé, dans le bon sens. Tous les signaux sont au vert, avant l'arrivée de ce Jérôme Soler, absolument énervant car plutôt sympa et frais. Et young aussi... "Le retour à la réalité s'avérait pénible" pour le bon Gérôme.

On aime cette façon d'écrire au bord du désenchantement sans jamais y sombrer. Si les personnages paraissent impuissants, ils n'ont pas complètement renoncé à leur rêves de grandeur. Confronté à Jérôme Soler, un double qui aurait réussi, Gérôme Soler finit par accepter ce qu'il refusait catégoriquement, écoutant ses proches et les voix de la sagesse, celle de "Stal" (pour les intimes), son producteur-agent, celle de Delphine et de Sarah. Il veut s'en sortir malgré tout, un peu débonnaire et bien obligé de s'adapter à ce qu'il ne maîtrise pas. C'est d'ailleurs l'un des sujets du livre, l'incommunicabilité comme l'effet d'un décalage générationnel. Gérôme ne connaît pas les références musicales actuelles, sa jeune maîtresse pourtant intelligente a également des lacunes béantes en la matière. Ils n'ont pas grand-chose en commun mais parviennent malgré tout à partager un truc. Reste le pourquoi de ces relations dans le milieu de la musique, qui pourrait être assimilé à tout milieu artistique. Oui, Gérôme Soler est dépassé, par les événements, le vieillissement, une vague crise de la quarantaine, la routine, la frustration, ses rêves déçus, déchus. Si le regard est désabusé, il n'est jamais complètement cynique fort heureusement, Matthieu Jung se situant à parfaite distance entre l'ironie un peu moqueuse et une jolie tendresse pour ses personnages. Une petite comédie sociale au goût de tragédie où les personnages se débattent dans un monde qu'ils ne comprennent plus trop, peinant à trouver leur place. Alors on va à la campagne, on achète un trois-pièces, on fait semblant de s'intéresser à une interview (il faut bien vendre son disque), on fait copain-copain avec son ennemi et on traque le buzz. 

On perçoit dans sa voix le fier contentement d'un homme arrivé au faîte de sa carrière, absolument conscient de la maîtrise prodigieuse qu'il est parvenu à atteindre. La chaleur du timbre se voile d'une humble ironie. L'interprète s'amuse à faire croire que sa facilité découle d'un talent inné, alors qu'elle est le fruit d'un labeur acharné dont il a effacé, par un ultime effort, les moindres traces.

Des tristesses fugaces, des yeux brouillés de larmes, des jalousies, des gorges serrées, un "Nouveau départ" (titre de l'album de Gérôme, pas de Jérôme), un peu d'alcool, des frustrations aussi... le texte de Matthieu Jung immerge avec bonheur dans une petite soupe de désillusions et de mélancolies, un blues intime et grinçant. L'écriture est chirurgicale, les paragraphes se dégustent et on prend notre temps de peur d'achever trop vite notre lecture. Un style qui régale à chaque roman. Ça coule, c'est fluide, le bon adjectif au bon endroit. Il suffit à l'auteur d'un mot, d'un prénom, d'un nom de groupe ou de trois lignes pour camper des ambiances, des époques. Des tirades malines, des descriptions habitées pour conjurer les fantômes de l'insolente jeunesse. Oui, on le savait déjà, mais Mathieu Young maîtrise son art. On boit les mots et les phrases comme une petite musique désenchantée avec, en fond sonore, ce rire désespéré face à l'océan un peu moqueur.

Ne pas l'oublier, une des raisons pour lesquelles on adore les romans de l'auteur est cette façon de faire comprendre son regard sur le monde par clins d'oeil et, finalement, de nous faire mourir de rire. Alors oui, c'est un rire intérieur, profond, qui vient de loin, qui a beaucoup à voir avec un sentiment de proximité, de familiarité. Chez Matthieu Jung, on a le sens de la formule et une façon de présenter le détail qui tue. Un livre addictif, d'un comique discret et élégant.

Trop de joie. Trop de succès. Trop de voyages. Trop d'avions. Trop de trains. Trop d'hôtels. Trop d'hôtesses. Trop de vitesse. Trop de visages. Trop de pieds. Trop de cuisses. Trop de seins. Trop de sexes. Trop de sexe. Trop de parfums. Trop de fêtes. Trop de fatigue. Trop d'alcool. Trop de came. (...). Trop de tout.

J'ai enfin beaucoup aimé ce thème du double à la fois réel et fantasmé. Entre l'oubli et l'indifférence, Gérôme a parfois l'impression d'être utilisé comme un mouchoir. On prend, on jette. Dans les milieux artistique et professionnel, dans le couple, en amitié. Quelle est notre place ? Où va-t-on avec le succès ? Après quoi devrait-on courir ? L'amour, le sexe, la reconnaissance, la jeunesse, les ventes, des disques d'art qui deviennent disques d'or ? Dur le disque en réalité... Tel un Stendhal des temps modernes, M. Jung promène son petit miroir en backstage, sur la scène, et voit ce qu'il reflète en posant la question qui tue : Gérôme est-il né à la bonne époque ? Et s'il n'était qu'un incompris avec un léger embonpoint ? Une carrière, c'est surtout les affres du succès, les murs d'ignorance et d'indifférence, des sursaut qui vous perdent. Le public est cruel, il encense aussi vite qu'il oublie. Et si Gérôme Soler avait un peu à voir avec l'auteur du roman ? On retiendra cette phrase de la page 169 : "Et puis c'est marrant, non, de devenir un autre tout en restant soi-même ?" La guerre des Soler a bien eu lieu, et elle était formidable. 

Un roman drôle et mordant, peuplé d'illusions perdues et de fantasmes musicaux, aux personnages parfaitement attachants. Bon, lecture finie, impossible de m'ôter de la tête la chanson Nouveau départ de Stéphane, la chanteuse suisse qui cartonne à la radio en ce moment. On souhaite en tout cas à Matthieu Jung de vendre plein de livres, à défaut de trouver sur le pas de sa porte une foule en délire (un roman déclenche moins l'hystérie qu'un refrain du moustachu taciturne). Voilà un auteur qui le mérite amplement après six romans magnifiquement écrits. Chapeau !

                                                                                                                                                                      

Gérôme et Jérôme, Matthieu Jung, Le Cherche-Midi, mai 2023, 185 p., 19€

Commentaires