Au détour d'articles sur l'excellent blog La Viduité, on avait eu vent du petit éditeur suisse Abrüpt, une chouette maison qui s'organise "autour de textes qui s'agitent et se révoltent, s'altèrent en antilivres, s'échouent en partage". Un programme éminemment singulier et stimulant. Alors quand Marc Verlynde nous a proposé de parler de son essai sur L'Espadon, nous n'avons pas hésité une seconde. Non pas que le surréalisme ou ses thuriféraires nous bottent plus que ça, soyons honnêtes. Mais la curiosité est mère de toutes les sagesses et s'instruire est, pour nous, comme un mantra. Qu'importe les sujets, tout dépend de ce que l'on a à en dire et de la façon dont on le dit. Et là, l'écriture de Marc Verlynde, fluide comme un ruisseau, est un régal. Très loin des circonvolutions universitaires ou des facilités journalistiques, sans pourtant sacrifier l'analyse. A vous passionner pour les surréalistes et leur démarche.
Quel est le projet de ce court essai de presque 70 pages ? D'abord un livre issu de souvenirs de René Crevel, écrivain et poète, un "surréaliste décisif". "Une dérive déliée" aussi, comme une évocation du personnage, "incarnation possible du dandy surréaliste". Sans le souci de véracité exhaustive. Et pour mieux s'approprier le personnage, passer par des citations de livres pour "coller à une vague de rêve" (plus de précisions sur La Viduité ). Marc Verlynde préfère donc tendre le miroir de Crevel et de son fantôme, moins pour figer le personnage qu'en cerner une image. Des pistes, des directions, des jalons, comme rassembler les fragments d'un portrait-puzzle. Les analyses, les hypothèses précèdent les citations ou leur succèdent dans un même élan. A travers Crevel, une manière de s'interroger aussi sur l'âme du surréalisme, sa nature, ses fourvoiements, ses lucidités et sa modernité, comme pour mieux saisir la valeur d'un acte. Celui d'écrire, avec son lot "d’ambiguïtés fondatrices". Cet essai sonne aussi comme le désir d'échapper à la fixité du langage par une approche mouvante, évolutive. Il existe ainsi une version papier de ce livre mais également une version numérique proposant une lecture par liens hypertextes. Un projet qui "repose sur le principe de scissiparité," écrit Marc Verlynde.
L'idée est donc moins de proposer le portrait classique d'un poète, au fond, assez méconnu, mais de partir d'éléments de biographie (mort à trente-cinq ans par suicide au gaz, atteint par la tuberculose, absence d'une femme aimée, luttes de personnes), d'extraits de textes et de pensées pour tenter d'entrevoir un rapport existentiel à l'écriture.
La révolte de Crevel continue à imposer son image vivante, douloureuse, irréconciliable. Donnons dès lors un poids et une représentation à ses obsessions prophétiques. Un éclat de rire, macabre sans le moindre doute tant il n'en est pas véritablement d'autre.
Érudit, fin, cet essai invite à la réflexion. Marc Verlynde y évoque Crevel comme "archange incandescent dont la disparition volontaire assurerait une postérité tragique". Le dédoublement moqueur, le talent de caricaturiste, une façon de déjouer la souffrance par l'humour, une distanciation avec les premiers enthousiasmes... Autant d'images esquissées qui tracent le parcours d'un révolté, d'un engagé total, libre de ne rien cacher. Si Marc Verlynde convoque le fantôme de Crevel, c'est pour mieux le "révoquer", " le laisser enfin s'absenter". Avec une exigence, celle de mettre à distance les idées toutes faites, les analyses trop faciles (l'écrivain angoissé, cantonné dans un désir mimétique...).
Il signe pourtant une première révolte face à son milieu. On aurait tendance à oublier que Diderot revendique clairement son athéisme ; Crevel en fait un vecteur d'une revendication charnelle.
Passionnant, stimulant, cet essai en noir et blanc, sans prétention, est porté par une plume vive, enthousiaste, limpide, mordante, de nature à vous éclairer. On sent les emportements et la passion d'un auteur pour son sujet, seules conditions, à notre avis, d'une véritable transmission. Avec la lucidité du regard porté par une ambition claire. Rappelons-le, le cénotaphe est un tombeau sans corps. Le livre, à l'inverse, semble se peupler d'"ombres vivantes" par une écriture à même de saisir l'invisible dans les plis d'une vie, de s'emparer d'une identité par les creux. On ne savait rien ou presque de Crevel, on l'a donc découvert, bien vivant, révolté, ennemi des carcans. Car Marc Verlynde met l'élégance de son écriture et la finesse de ses analyses au service du personnage, un mirage fécond, sans le réduire à ses articles ou provocations. Plutôt en l'inscrivant dans ses contradictions, ses ambiguïtés et ses ratés. Lui l'écrivain de la répétition, joyeux irréductible.
Oui, splendide écriture de Marc Verlynde, à vous bercer comme une douce vague, à vous enchanter pour des jours entiers. On relit des pages, on souligne des phrases, avec l'impression de mieux penser et mieux comprendre. C'est rare. Comme un éloge des vides et de l'absence. Crevel ne pouvait peut-être pas rêver meilleur passeur.
Oui, splendide écriture de Marc Verlynde, à vous bercer comme une douce vague, à vous enchanter pour des jours entiers. On relit des pages, on souligne des phrases, avec l'impression de mieux penser et mieux comprendre. C'est rare. Comme un éloge des vides et de l'absence. Crevel ne pouvait peut-être pas rêver meilleur passeur.
Marc Verlynde, Crevel, Cénotaphe, éditions Abrüpt, mai 2019, 68 p., 7 €
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