Joie et honneur d'accueillir Grégory Le Floch (Dans la forêt du hameau de Hardt) sur L'Espadon. Il nous parle aujourd'hui d'un livre culte, L'Infinie Comédie, le grand-œuvre de David Foster Wallace.
Par Grégory Le Floch
Par Grégory Le Floch
L’Infinie
Comédie,
chef d’œuvre absolu ou vaste blague de 1300 pages ? Presque 20 ans après
sa publication aux Etats-Unis, la traduction française parue en 2015 chez
L’Olivier permet aux lecteurs français de découvrir ce mastodonte littéraire.
Une chose est sûre, ce roman est
l’œuvre d’un cerveau atypique – dérangé, diront certains. La structure même du
roman a, en effet, de quoi dérouter. 150 pages de notes et errata émaillent le texte et forment à la fin du volume un
corps à part entière qui nécessite presque un second marque-page tout en imposant
un va-et-vient perpétuel au sein même du roman. Si le lecteur, désorienté par
certaines notes comiquement superflues et absurdes, pourrait être tenté de
faire l’impasse sur leur lecture, bien mal lui en prendrait, car nombre de
notes sont en réalité de véritables chapitres développés sur plusieurs pages.
Outre cette structure particulière, la
chronologie elle-même de ce roman d’anticipation n’offre au lecteur d’autre
choix que celui de s’abandonner et de se perdre dans un monde où le découpage
du temps, tel que nous le connaissons, n’existe plus. Tout s’achète, tout se
vend, tout se sponsorise, les années aussi, et le roman navigue entre « l’année
de la mini-savonnette Dove » et « l’année des sous-vêtements pour
adultes incontinents Depend » ! La chronologie de cette « nouvelle
ère de la Sponsorisation » nous échappe jusqu’à ce qu’elle soit présentée
à la page 311 et que l’on comprenne que le premier chapitre était en réalité le
dernier...
Malgré
tout, au lecteur courageux qui accepte ce pacte d’abandon, une intrigue
apparaît au fil des pages. Elle prend d’abord place au sein d’une Académie de
Tennis, fondée par James Incandenza, personnage capital mais absent du roman
car, la tête dans un micro-ondes, il s’est suicidé quelques années plus tôt. Autour
de sa femme, Avril, nouvelle directrice de l’Académie, et de ses enfants,
Mario, gravement difforme et handicapé, Hal et Orin, tous deux sportifs prometteurs,
gravitent une foule de personnages désaxés et étranges.
La vidéophonie rendait le fantasme caduc. Les appelants découvrirent qu'ils devaient affecter le même genre d'expression hyperattentive que lors d'une conversation en face à face. Les appelants, qui naguère se laissaient aller inconsciemment au griffonage oisif ou à la rectification d'un pli de pantalon, paraissaient maintenant impolis, distraits ou narcissiques comme des gamins.
Non loin de cette Académie, se trouve
Ennet House, un centre de désintoxication pour drogués et dépendants en tout
genre. Les vies de ces pensionnaires deviennent autant de nouvelles à la fois
grotesques, tragiques et sordides insérées au roman. Bel exemple du génie de David
Foster Wallace qui entremêle avec virtuosité drame et loufoquerie, il faut lire
la mort de la mère de Randy Lenz, résident cocaïnomane de Ennet House, page
788 : à bord d’un bus qui l’emmène rendre visite à son fils en maison de
redressement, la très corpulente Madame Lenz, après une série de nids-de-poule,
se retrouve le postérieur coincé dans l’encadrement de la petite fenêtre des
toilettes. Elle tente de s’en extraire en vain, tandis que le bus exhibe aux
automobilistes son anatomie dénudée sur plusieurs kilomètres, incident pour
lequel elle obtiendra au tribunal plusieurs millions de dollars pour
« traumatisme psychiatrique, humiliation publique et engelures au second
degré ». Elle meurt quelques mois plus tard, gavée des gâteaux qu’un
pâtissier de luxe engagé 24h/24 grâce à sa nouvelle fortune lui confectionne en
quantité effrayante.
Dernier élément de l’intrigue, le roman
met en scène un groupe de terroristes séparatistes québécois (qui ont tous la
particularité d’être en fauteuil roulant – du fait d’un rite de passage) luttant
contre le vaste protectorat que les Etats-Unis ont établi sur le Mexique et le
Canada. C’est ce fil de l’intrigue qui relie les deux autres car, au centre de
cette lutte, se trouve une mystérieuse vidéo, réalisée par James Incandenza et
nommée L’Infinie Comédie. Par le
plaisir qu’elle procure, elle plonge quiconque la regarde dans un état de
dépendance tel que disparaît en lui toute once de volonté.
Cette vidéo si dangereuse, c’est le
Divertissement ultime, celui vers lequel tend la société américaine décrite par
David Foster Wallace, une société accroc à la télévision, à la drogue, à la
consommation – où même le sport n’est plus qu’un Show fait pour divertir. Tentative d’esquive, ce divertissement
proprement pascalien jette une lumière sans pitié sur des personnages qui préfèrent
s’aveugler plutôt que de constater la disparition du sens, l’anéantissement des
valeurs et la contagion du vulgaire, du consumérisme et du bas. La religion, la
politique, l’écologie, la morale, tout est balayé dans le monde tel que le
décrit l’auteur par l’impératif du bonheur individuel.
Et pourtant, les personnages sont
foncièrement dépourvus de bonheur et s’il en demeure des traces quelque part,
ce n’est que dans le titre original du roman – et par conséquent de la
mystérieuse vidéo – : Infinite Jest.
David Foster Wallace fait ici référence à une réplique de Hamlet, découvrant le
crâne du bouffon qui l’avait accompagné dans son enfance. Le crâne en main, il
se rappelle l’Infinite Jest ou
« l’infinie gaieté » de son bouffon, avant de comprendre qu’il n’y a
pas d’infini humain qui puisse résister à la tombe. La Comédie de David Foster Wallace se révèle donc être un memento mori moderne où, derrière les
grimaces loufoques des personnages, se cache le rictus de la mort.
Ce que lui dit alors Soi-Même l'émut. Il lui dit qu'il ne leur interdisait pas de regarder la cassette s'ils le souhaitaient réellement.
Mais l’art dans tout ça ? L’art
pourrait-il être une planche de salut ? Le personnage clef du roman, James
Incandenza, est un artiste. Sa filmographie imaginaire s’étend avec force
détails dans les notes. Et si la plupart de ses films sont présentés comme
absurdes et stériles, son œuvre majeure, L’Infinie
Comédie, exerce, quant à elle, un pouvoir tel qu’aucune autre œuvre d’art
n’en a eu avant elle. C’est l’œuvre toute-puissante et, par conséquent, James
est l’artiste tout-puissant. Le jeu de mise en abîme permet alors le glissement
suivant : le roman qu’on lit est une œuvre prodigieuse, et son auteur est
un génie absolu. Preuve de ce génie, la langue de Wallace, une langue inventive
et vivante, faite de néologismes déroutants, de termes techniques ou
argotiques, une langue polyphonique, venue tantôt de Harlem, tantôt de Harvard,
une langue qui se diffracte, qui rebondit, une langue souple et pourtant
parfaitement mathématique – David Foster Wallace a soutenu une thèse en
philosophie sur la logique modale et les mathématiques –. C’est grâce à cette
langue qui s’étire avec une apparente facilité – mais qui relève de la virtuosité
– que l’auteur parvient à construire un roman-monde, dans lequel apparaissent
dans leur totalité un continent, une société et une époque.
Et pourtant, James Incandenza est un
père absent, un mari ridicule, un artiste déprimé, à la vie médiocre et à la
mort grotesque. Il n’a rien de l’artiste sublime. En cela, le roman est aussi
un roman post-moderne : hyper-conscient de lui-même, il nous interroge sur
nos attentes en tant que lecteur. Quelle fin est-il possible pour un roman de
ce genre ? David Foster Wallace avait-il un autre choix que celui de la
déception, de l’intrigue laissée en suspens, comme oubliée, négligée ?
Comme si lui-même avait succombé au grand Divertissement…
L'Infinie comédie, David Foster Wallace, L'Olivier, 2015, 1488 p., 27,50€
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