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Je t'aime comme, Milène Tournier (Lurlure)

 Les textures de l'amour, ses couleurs, ses reliefs sans aplats, ses plats d'humeur, ses objets au filtre d'une lumière qui se déploie dans l'espace urbain comme une pieuvre énamourée. Milène Tournier s'empare du sentiment, de sa flamboyance, de son romantisme, pour "épouser le tout ordinaire" des lieux des villes. Du kebab à la patinoire, du Ouibus au conteneur à verre, du potager au marché, de la librairie à la grue, du fleuve au fleuriste, des escaliers aux égouts, d'un distributeur Selecta à un cabinet de voyance, d'une boulangerie à une boîte à livres, de l'ascenseur au zoo, du stade au skatepark ! La poétesse s'amuse, ironise, déclare et déclame dans des pages performatives. Explorer le versant plein d'excès, et donc absurde, niais, mais aussi la beauté simple, nue, du sentiment amoureux. Ses images bizarres, ses arômes de cendre, de braise et de pizza, ses innocences souriantes. Quand on aime, on aime tout, le trivial et le sublime. Aucune demi-mesure, l'amour a horreur du vide, l'absence comme une putain de douleur. Une poésie en acte, outrée et débridée, qu'on peut lire avec les yeux de l'enfant ou du passant, avec la sensibilité d'une chamane ou l'âme d'une gargouille. Avec les mains du supporter, la planche à rouler du skater.


Très séduisant Je t'aime comme de Milène Tournier, qui enfile les déclarations d'amour comme on joue au langage. Car l'idée est bien de produire de nouvelles réalités dans le face-à-face étonnant d'une ville ordinaire et d'un sentiment totalisant. L'ordinaire croise la puissance d'un ressenti pour créer une langue qui dirait ce qu'on n'a pas encore su dire, ce qu'on n'a jamais su dire, ce qu'on ne saura jamais dire sans tomber dans le trivial ou le vulgaire. J'ai bien lu la quatrième de couverture et je crois avoir compris un peu le projet (même si je suis un peu niais). Dire qu'on aime quelqu'un, c'est impossible, on ne peut pas, on y arrive pas. Sentiment trop fort, trop puissant, trop dévorant, qui anéantit et redonne vie. Les mots seront toujours incapables d'en saisir la portée ou d'exprimer son caractère destructeur, passionné. Sa singularité. Alors partons de la déclaration la plus simple, la plus universelle qui soit, Je t'aime, et orientons le sentiment vers un nouvel objet. Faisons-le dériver, non pas vers une personne, mais vers la ville, ses lieux communs. Et voyons le résultat. 

Je t'aime comme un coursier/Je t'aime comme une pizza sur un scooter, je t'aime comme une margherita sur les Champs-Élysées./Je t'aime comme Uber Eats et Just Eat, manger étranger sans passer frontière./Je t'aime jaune Frichti, la vie est un produit frais, je t'aime à la maison et à la hâte, je t'aime sur le pouce./Je t'aime, parfois c'est moi qui vais à toi, parfois c'est toi qui viens chez moi, je t'aime comme un scooter Just Eat.

Comme tous les livres qui me touchent ou qui ont du charme, Je t'aime comme brille par sa créativité et ses impuissances. C'est le principe de l'expérimentation, des jeux de mots, des associations baroques. La très grande majorité des déclarations fonctionne très bien, d'autres un peu moins (plutôt des vers pris isolément d'ailleurs : "Je t'aime comme une trottinette noyée" ; "Je t'aime comme un Lycamobile" ; "Je t'aime comme un herbier de square"), car elles me sont moins évocatrices. Rien de grave, les propositions fourmillent. Je préfère de loin les petites imperfections aux pages calibrées, j'adore les tâtonnements, la recherche dans l'écriture, les images qui tombent un peu à l'eau. C'est le principe même et la condition d'une réussite. Il faut prendre des risques pour savoir. Il faut éprouver. Essayer. Triturer la matière. J'ai beaucoup, beaucoup ri en lisant ces pages, que je reprends souvent et feuillette régulièrement. Car la ville est inépuisable, le sentiment amoureux et les manières de l'apprivoiser (ou de dire) aussi. On ne dit pas d'ailleurs, on le vit. Et ces pages le révèlent absolument. Il y a une folle énergie dans ce bouquin, faite de rythme et de volonté d'en découdre, d'explorer tous les recoins du quotidien, toutes les illusions, toutes les absurdités, toutes les images — des plus prosaïques aux plus loufoques — dans la plasticité des mots et leurs associations, les ruptures. Un vrai travail de sape qui redonne toute sa poésie au béton et sa force à un sentiment qu'on peine le plus souvent à identifier, à objectiver sous des couches de routine minérale. Justement, Milène Tournier nous invite à le vivre en portant un autre regard : celui du coursier, du pizzaïolo, de la poétesse ou du conducteur de Zamboni. La répétition d'une déclaration, pleine d'ironie ou purement sincère, est pourtant impuissante à nous anesthésier, c'est même tout l'inverse, car chaque vers est un appel à glisser vers une autre réalité. Jaillissent alors des éclairs de sens ou de purs moments de stase.

Je t'aime comme la nuit tombe et le stade s'éclaire. Je t'aime comme un vrai stade, et pas le terrain des petits. Je t'aime, j'irai faire tribune seule autour de ton coeur. Je t'aime comme le temps d'un match, le temps d'un livre. Je t'aime comme un match retour. 

Le miracle finit par se produire dans ce livre au charme fou. Les textes dérivent en toute tranquillité, dévient du cours ordinaire, oscillant entre pure rigolade, élan expérimental et très grand sérieux, pour nous emmener finalement au point d'incandescence du sentiment. Les vers les plus simples finissent par résonner étrangement, comme le feraient des images familières, et produire un sentiment de déjà-vu qui émeut sans qu'on sache trop pourquoi ("Je t'aime comme un grand abandon. Je t'aime comme une mélancolie de casse. Je t'aime, patiner c'est comme voler sans ciel. Je t'aime en hauteur"). Ce qu'on a peut-être déjà vécu, ce qu'on vivra peut-être, ce que l'on vit, sans jamais vraiment le savoir, ou le comprendre. On touche là du doigt la pureté d'une émotion, sa vérité, grâce à une langue joueuse, joyeusement créative. Un livre comme une anamnèse universelle, partagée, bouleversante par moments. Si vous avez un peu d'humour, que vous aimez les villes, l'amour et les cages d'escalier, il y a de grandes chances pour que la poésie de Milène Tournier finisse par vous ensorceler. Un espadon touché en pleine mâchoire. Plongez, c'est magnifique comme un passage piéton, comme mourir et naître dans la même maison. 

                                                                                                                                                                 

Je t'aime comme, Milène Tournier, Lurlure, août 2021, 188p., 21€

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