Un sale type, vraiment?
A l'issue de la lecture d'Un Sale Type, il faut bien le dire, quasi hypnotique, deux références majeurs de la littérature contemporaine viennent à l'esprit : Kafka et Beckett, maitres de la narration métaphysique empreinte d'absurdité. Imprégné de leur prose, Stanley Elkin y ajoute sa singularité en tentant de maximiser l'ambiguïté de son anti-héros : Feldman, patron enrichi de grand magasin, est manipulateur, égoïste et même parfois violent. Page 300 : "je crois dans la diversion, le stratagème, la manœuvre et la conspiration. Je crois dans l'espionnage, le coup d'Etat, l'assassinat, la révolte de palais et dans les révolutions à moindres frais". Voilà la nature même de la psyché feldmanienne. Et en même temps, ce serait trop réducteur. Car on perçoit néanmoins chez Feldman une humanité enfouie dans les limbes d'un passé volé. L'histoire est simple : Feldman vient d'être arrêté en raison d'un bug informatique, et non pas comme on le croit à cause de services rendus en sous-main dans le sous-sol de son grand magasin. On suit alors la déchéance d'un grand patron dans un univers carcéral qui lui est totalement étranger. Chez Elkin, à l'instar de chez Kafka d'ailleurs, la prison de Feldman échappe à toute logique d'organisation, à toute cohérence : on y fait des soirées, on y travaille, on magouille aussi et on tente même de s'enrichir. Puis, Feldman nous fait le récit de sa vie. Une vie teintée d'égoïsme, de cruauté et d'irresponsabilité, avec comme fil directeur un sens des affaires prodigieux.
Sur le ton de la farce métaphysique, Elkin met son personnage face à ses errements, ses contradictions et sa culpabilité. Le prisonnier doit éprouver le poids de sa faute, la ressentir pour mieux la comprendre et peut-être, en définitive, la juguler. La prison devient alors un outil de contrôle des comportements dirigée d'une main de fer par un homme tout aussi cruel que Feldman, le directeur. Feldman ne sait jamais vraiment pourquoi il se trouve dans cette prison et le lecteur lui fait confiance assez longtemps, en croyant à son innocence. Mais peu à peu, à l'examen des faits, Feldman se dévoile dans toute sa vilénie, sa mesquinerie et finalement, sa médiocrité. Les autres incarcérés jouant le rôle de miroirs, réflecteurs de vérité. Mais s'il a fait le mal, nous dit Feldman, ce n'est jamais volontairement...Le lecteur est alors perdu, à vrai dire, hésitant et ne sachant pas s'il doit prendre parti pour un héros cruel, mais néanmoins touchant par son humanité. On se délecte alors de la finesse toute beckettienne de dialogues délicieusement absurdes, d'une profondeur et d'une poésie rares.
Au final, un livre noir existentialiste et pessimiste, parfois comique ou burlesque, dont il se dégage la même sensation d'étrangeté qu'à la lecture des livres de Dostoïevski. Malgré les 450 pages, le livre se lit d'une traite, tant le lecteur s'interroge, s'égare, mené et manipulé à la fois par l'écrivain et Feldman. Critique acerbe des valeurs fondatrices américaines (la libre entreprise) mais aussi méditation métaphysique sur l'origine du mal, Un Sale Type nous laisse hébétés, un peu hagards même. Un excellent roman...noir, en somme. Le mieux est encore de le lire, tant l'expérience est difficile à restituer. (4/5)
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