Musique des pierres, chant du fleuve encagé, Liège s'enfonce dans son histoire au rythme d'une mélopée qui apaise les colères et fait revivre l'esprit des lieux. Certaines ruelles sont maudites, on rend hommage aux béguines et bégards, une façon de célébrer l'amour et l'ivresse avec l'écho du jazz. Une promenade au son des cris d'Ultras. Liège vit et meurt des ses usines, de ses beautés noires en gris, de ses rues crasseuses à la joie ravalée, de ses héros arrachés aux ruines. Flâner dans Liège, c'est lire et relire Simenon, René Char, croiser le vieux Thoreau pour qui la nostalgie deviendrait désespoir. Écouter Chet Baker ("so lucky to be loving you"), observer ses rides naissantes et se noyer dans un magma électrique, une supernova comme le stade du Standard. Les monuments rappellent la famille Nagelmackers, les cités ouvrières ont le charme des beautés qui s'ignorent et la vallée de la Meuse, au loin, rappelle un passé de labeur pour qui le présent n'a aucune clémence...
Premier roman pour Philippe Marczewski et découverte d'une langue fluide, dont les méandres abreuvent l'imaginaire. Car "on n'habite jamais une ville, seulement l'idée que l'on s'en fait". Liège, je ne connais pas mais j'ai vu. Oh, juste une journée, une longue journée lors de laquelle j'en suis parti pour y revenir le soir-même après être passé par Bastogne, au sud, après 160 km de souffrance enchantée. Le Sud, justement, c'est un peu Liège : "tout ce vide du Sud que des milliers de gens ont fui voilà six décennies, qui les a poursuivis et les a rattrapés, les englue ici (...)", "un hommage au Sud qui nous aimante, une façon d'être à lui jusque dans ses malédictions". Oui, Liège est maudite, pleine de grisaille, et ce blues est une manière de conjurer sa prétendue noirceur ou ses folies modernistes qui, d'une manière ou d'une autre, dépoétisent. Liège obsède, piège et envahit les pensées du citadin désenchanté pour former des ombres dévorantes attachées aux mouvements du narrateur. Le constat amer d'une modernité incapable de comprendre les ruines et la poésie des pierres.
En nous se déploie comme une nostalgie du fleuve en liberté, un regret des bras qui enlaçaient la ville, des saules tombant dans l'eau, des barques qui la traversaient chargées de fleurs de fruit de charbon, comme à Venise, comme à Bruges, mais tout cela est loin, l'eau est domestiquée, le fleuve est sous surveillance, en liberté conditionnelle et même la Légia, le ruisseau torrentiel qui nomme la ville est enterré, coule caché désormais et nous hante toujours comme la mauvaise conscience des actes fossoyeurs.
Il faut donc les mots doux et chaloupés de Marczewski pour insuffler la sensibilité qu'on doit à Liège, renouveler ses images, lui donner ses couleurs. Lens est aussi belle que Rome, que Sheffield, que Liège, elles ont les formes qu'on leur prête avec nos yeux, nos oreilles et nos doigts. Écoutez sa petite musique entraînante, ses résonances pleines du bruit des semelles déformées sur les pavés, voyez les fantômes joyeux nés des fumées de la Meuse, humez l'odeur des sardines grillées à l'ombre d'une pile de béton et laissez vous bercer. Par une mélancolie toute minérale où l'amertume s'efface derrière le mystère des lieux, de l'ici et de l'ailleurs à peine tapis derrière la porte.
Carte intime d'une vie nomade et mentale, rêverie urbaine aux effluves de bière trappiste, ce Blues pour trois tombes et un fantôme n'a pas fini de célébrer l'impermanence des choses, de dessiner les formes d'une ville. De les écouler pour les libérer.
Blues pour trois tombes et un fantôme, Philippe Marczewski, Inculte, septembre 2019, 250 pp., 17,90€
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