Je suis en manque, comme tous les cyclistes du monde, au point de ressasser et d'oublier de manger. Je suis en manque de chutes et de victoires, de Stelvio et de Mortirolo, de maillot rose et de maillot cyclamen. Alors pour éponger sans solder ce désir qui te transperce, tu lis le bouquin de Pierre Carrey pour grimper le Zoncolan au côté d'Alfonsina l'inconsciente, l'Etna aux côtés de Gino le Juste.
Le Giro nous dit-on, c'est la passion des ultras, les fumis dans la gueule, une course de connaisseurs, loin de la tradition circassienne gauloise en jaune. Un peu faiblarde la citation de Tibopino en quatrième de couverture : "Le Tour est une course cycliste, le Giro est une aventure". Le romantisme face au Ricard, le panache contre le calcul. Un peu binaire et facile cette idée, la caricature au bout des roues. Le débat a été soulevé à maintes reprises ces dernières années, petit problème journalistique sans importance à mon avis : t'es plutôt Tour ou Giro ? C'est qui le plus dur ? Et le plus intéressant ? Allez, on vote. C'est comme choisir entre des profiteroles et un chocolat liégeois, ou l'un de tes enfants. J'aime les deux bon sang, tout ce qui me parle des ratés de la vie, de nos envolées loupées, de nos panaches avortés. Des échecs quoi. Les deux m'ont enthousiasmé et ennuyé à des époques différentes. Et à ce petit jeu, je ne saurais choisir la plus belle défaite et la plus belle victoire de Tibopino. Tour et Giro, elles se valent. Je me rappelle ses victoires surtout parce que je me souviens de ses larmes, la cuisse arrachée ou le souffle convulsé. Chaque année, on trouvera exemples et contre-exemples pour dire que l'un est plus beau que l'autre. De même que le mantra du Saônois, "Seule la victoire est belle", a été splendidement contredit par ses abandons dans la Grande Botte. Thibaut n'a jamais été un aussi beau coureur que lorsqu'il était sur le point de gagner. Non, seule la défaite est belle. Le mythe et les trahisons qui font le sel des légendes. Alors ce Giro, livre de référence pour tous les amoureux de vélo et de Giro, vient à point nommé pour dire tout le bien qu'on pense de l'Italie, de sa mozza et de ses pizzas.
Soyons francs, le Giro c'est d'abord cette splendide couleur de PQ qui fait rêver. Tout le monde adore le rose de la gazzetta en mai ! Les guidolines, les socquettes, les lunettes Jawbreaker et même les cadres se parent de rose. L'élégance, la classe quoi, joli pied-de-nez à cette pratique testostéronée qu'est le cyclisme de haut-niveau. Pierre Carrey n'oublie pas d'évoquer l'obstinée Alfonsina justement en 1924, qui achève le Giro, seule femme à l'avoir jamais fait. Un peu moins de cent mecs affûtés au départ, un tiers seulement finira. Et parmi eux, l'infatigable Alfonsina. Je crois que ça ne plairait pas à certains DS...
Lire ce bouquin, c'est retrouver le charme d'une course où la triche le dispute au comique, le tragique à l'épopée. Des duels fratricides bien sûr, entre Gino et Coppi, le catholique et le progressiste, l'ancien et le moderne, des magouilles savoureuses à l'époque de Fignon et ses symboles, émissaires d'une légende qui ne cesse de recycler ses élans à coups de montées impossibles : Mortirolo, Stelvio, le récent Zoncolan sur le 36x32 où tu ne débranches pas. Le Giro a ses légendes, celles qu'on observe avec un respect lointain — Anquetil, Merckx, Hinaut, Moser —, question de génération, et celles qui ont charrié leur lot de tragédies à hauteur des victoires sous l'orage, dans les tas de neige (ah ce malheureux cintre de Steven Kruijswijk) et sur des pistes, comme les envolées impossibles de Froomey. Plus que Bartali et Coppi, seuls les livres m'en ont parlé, Pantani et Nibali sont les deux coureurs qui m'ont fait aimer les tortillons des Dolomites. Un style, une fougue, une calvitie et un bandana, l'élégance des victoires et la descente aux enfers. Despirates et des guerriers, des pistoleros et des tricheurs. On adore le Giro pour la course, bien sûr, mais surtout ce qu'il y a autour. La passion pour les belles choses, le raffiné et le respect. L'humilité (Gino, Nibali) et la comedia dell'arte. Les tifosi du Zoncolan ont plus de classe et de respect que tous les spectateurs-coureurs du virage oranje. Ils aiment Tibopino car ils préfèrent les types qui se donnent dans le zef et le crachin, qui lâchent les viscères sur le tarmac pour rouler sans compter.
Sur ce Tour d'Italie 1994, Miguel Indurain donne à voir ce qu'une frange des tifosi et journalistes guettaient avec une pointe de sadisme : le spectacle de sa chute.
Le Giro, c'est une course mais surtout une mythologie et une imagerie, un motif capable de recycler ses tragédies et ses gloires. Une ambiance où l'on aime se lover, où l'on se sent chez soi, où l'on peut renouer avec le panache et la passion, une part de pizza sous le palais. Le livre en fournit une belle illustration, entre connaissances et anecdotes, dans un style plein de verve et jamais ronflant (je ne supporte plus les historiens méprisants aux heures de grande écoute). Une façon de replacer dans le contexte sans prendre de haut. En Italie, on n'est pas dans le cyclisme hygiéniste mais sur la scène d'un théâtre profondément humain, au milieu de paysages fantastiques, où l'on sent le souffle de l'histoire et de la tradition sans figer le présent. On gagne un peu, on perd beaucoup mais surtout on se bat sans regarder les prix à la pompe, sans souci des points UCI (World Tour désormais).
Le Giro, c'est Machiavel sur la route et Rigoletto joué par des roues, un opéra en rafales, un refrain de déviations. Une ode à la montagne, aux chandelles sauvages, à nos vies en dents-de-scie. Moi, je vais lire le chapitre 21, un verre de Chianti dans la main gauche, une fourchette enroulée dans des spaghetti n°12 dans la main droite. Après, je regarde Quintana qui la joue fine sous les bourrasques. Tout un art de vivre. Forza Tibo !
Giro, Pierre Carrey, Hugo Sport, avril 2019, 336 p., 19.95€, à très bas prix en ce moment en numérique !
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