Il pourrait s'agir dans Les Présents d'une promenade dans le temps et les couloirs de l'existence, à travers des présences plurielles jamais claires, fixes ou définitives. Les présents, ce sont des horizons narratifs et des potentialités d'histoires. Comme des virtualités infinies, inattendues. Ce sont aussi ceux que la mémoire rend présents, fait revivre, malgré les omissions et les erreurs, les trous volontaires ou inconscients. Se rappeler des personnes, c'est aussi et d'abord se remémorer leurs lieux, là où ils ont vécu et marché. C'est peut-être la dimension qui m'intéresse le plus dans le travail d'Antonin Crenn, son rapport clinique aux architectures, aux détails urbains, aux décors incarnés de nos vies. C'est que la fiction a besoin d'un cadre pour exister.
Pour son second roman, après L'épaisseur du trait, Antonin Crenn revient avec son écriture légère en apparence, toujours douce et tendre, sorte de jolie musique de l'étonnement. Quand je lis, je vois ses yeux grands ouverts sur le monde, à l'affût d'une étrangeté, d'une bizarrerie, d'un détail qui pourrait faire sens. Et il s'en étonne, toujours. Antonin Crenn a une passion pour les immeubles, les plans et les formes de la ville. Il y projette ses personnages pour mieux les réfléchir. Ils sont ce qu'ils sont à tel moment de l'histoire mais ils pourraient être mille autres choses, en d'autres temps, d'autres lieux, d'autres mouvements. Le lieu, ou plutôt le décor, est miroir d'une tension entre l'immobilité propre aux appartements et les déambulations du narrateur. Du coup, les lieux s'incarnent et finissent par bouger eux-mêmes, plastiques aux souvenirs. Le narrateur — ou Antonin Crenn dans le "je" —retient ce qui fuit, remarque ce qui nous échappe, un peu comme on le ferait en se promenant dans Paris. Personne ne lève la tête pour observer, par habitude, par fainéantise, par aveuglement. Le détail serait alors ce qui déclenche la rêverie et rappelle les disparus. L'auteur ne cesse donc d'ouvrir des portes et des trappes pour laisser errer l'imaginaire, le souvenir, pour mieux tromper le vide ou l'absence.
Combien d'équipées ? Combien de fois partirent-ils joyeux pour des courses lointaines ? Aussi souvent, je le crois, qu'ils quittèrent le rivage avec nostalgie.
Les Présents est d'ailleurs peut-être hanté à sa façon par la présence du "je", et donc par l'absence. Plus que le temps, l'absence est peut-être le sujet du livre. Alors me direz-vous, comment fait-on pour en parler ? Une réponse simple en serait l'écriture, catalyseur d'univers et de projections dont les limites sont celles qu'on lui prête. Enquête donc sur les traces d'ancêtres parfois retrouvés dans les limbes de l'histoire, Les Présents pourraient être cette uchronie autobiographique où nous ne sommes jamais sûrs de rien. Après quoi court-on ? Après qui ? L'identité, peut-être, la vie comme somme d'hypothèses jamais épuisées, après un "je" par le jeu sur les fantômes, supposés ou réels. C'est un livre où l'on n'a jamais vu autant d'ancêtres vivants. Les autres, ce sont les conjectures qui vivent en nous. De là, tout l'intérêt du livre : un texte aussi excitant qu'il aime se laisser porter par ses vagabondages narratifs et mélancoliques. Antonin Crenn sait tisser l'espace des rêves comme peu, non pas dans une posture facile mais pour élever la littérature au niveau de son potentiel. On lira ainsi de belles pages sur l'amitié et les lois de l'attraction, toujours plus fortes quand elles se nourrissent de suppositions. Des pages touchantes également sur le diffus sentiment de perte, sublimé par autant de détours onomastiques que d'obsessions urbanistiques.
Rêverie sensible qui se confronte à de curieux hasards, s'enfonce dans les spirales du temps, exhume des traces, multiplie les ponts pour passer de la rive des absents à celle des présents, tissant la mémoire vive d'une existence. Les disparitions se conjuguent aux possibles des circonvolutions, visuelles et spatiales. Il est bien question de passages au-dessus du fleuve des souvenirs, comme des réminiscences enfouies mais toujours là, des rappels des couches de temps superposées, le langage étant cette douce érosion différentielle par laquelle l'auteur transmet sa vision d'un monde diffracté, qui sculpte et polit l'absence. Une poésie d'un quotidien merveilleux, des vies au conditionnel, l'espace vécu intime et fictionnel. Une délicate invitation au flottement, en somme. Antonin Crenn est écrivain, un constructeur de ponts donc, Pontife des mémoires, au sens symbolique, dans sa version la plus noble et tendre.
Les Présents, Antonin Crenn, publie.net, août 2020, 226 p., 17€
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