Si le précédent livre de l'Américain Mike Kleine m'avait séduit (La Ferme des Mastodontes), c'est qu'il me renvoyait de près ou de loin à l'univers de Bret Easton Ellis. Une façon de me raccrocher à ce qui pouvait m'échapper par ailleurs dans ce texte qui oscillait entre le pastiche et la satire, la provocation et la révolution. On pouvait l'interpréter de mille façons, comme un flux de conscience mêlant réalités et cauchemars, jouant de la liste et du rythme pour signifier sans enfermer, dans une écriture blanche qui épuisait toute matérialité et autorisait l'interchangeabilité des âmes. Avec Le mont Arafat, Mike Kleine pousse le bouchon encore plus loin, dans le génie ou la provocation (vaine ?) à partir de fragments et de d'échos, d'éclatements et de résonances. Là encore, j'y ai projeté ce que mon âme de lecteur aimait y voir : des références allant de Twin Peaks à la série Lost en passant par Eyes Wide Shut et Kafka. Pourquoi ? Parce qu'il est question de voyages spatio-temporels, de château, de prisonniers sur une île, d'univers parallèles où les événements se succèdent et se répètent, identiques, à l'infini, d'un levier à actionner ou pas. Éternelle répétition du même, magie des effondrements, tout s'est déjà produit mais rien ne s'est passé comme prévu. Etrangeté sur un fil. À gauche, le rire, à droite, le chaos. Est-ce l'Apocalypse, l'image d'un cerveau détraqué, un flux de rêves et de cauchemars, la folle expédition d'un avion habité par le diable, une histoire quantique de projections et de représentations ? La mort dans la vie ou l'inverse ?
Le mont Arafat est le genre de livre au double effet kiss cool. Je m'explique. Une première impression, la fascination d'abord devant cette liberté narrative qui autorise tous les glissements, tous les dérapages, toutes les folies au détriment du sens et de la cohérence. Mais on le comprend bien, là n'est pas tout à fait l'intérêt du livre. Seconde impression, pourquoi un tel livre ? Et là, il faut oublier toutes ses habitudes et grilles de lecture usuelles pour comprendre qu'il n'y a pas forcément quelque chose à comprendre, que le besoin de transcendance par le texte n'est qu'une illusion (ce qu'interrogerait Mike Kleine dans le "sérieux de sa dérision"). Mais le sens est-il si important ? Je n'ai pas la réponse même si j'ai une intuition bien sûr. Ce n'est pas un livre que j'aime ou pas, c'est un livre qui travaille et interroge, fascine et dérange. Qui juxtapose des micro-récits comme on assemblerait un puzzle sans être sûr à la fin, pourtant, de contempler un tableau sans pièce manquante. Pas sûr non plus qu'une image soit révélée mais on veut savoir, alors on lit ce texte assez court jusqu'au bout de ses coordonnées. C'est fou et risible à la fois, l'avion balançant entre représentations de l'horreur absolue et moments de dérision totale. Comme des nouvelles ou des pièces de théâtre dont il faudrait trouver les ressorts, fabriquer le suspense et l'intrigue à partir de rien. Créer des mondes en trois lignes. Une impression tenace tout de même, renforcée par les multiples ratures, celle de lire des possibilités de scénarios inachevés, un script qui révélerait ses techniques, ses dialogues, ses impuissances, ses échecs et son espoir vain, entrecoupés de paysages lunaires et de cosmogonies narratives. En résulte un flou au ralenti ou, au contraire, une bulle de chewing-gum qui se déformerait à des vitesses supersoniques. Se pourrait-il qu'il existe différentes versions de la même histoire, à des rythmes différents ? Une simple question de perception du même événement dans des contextes différents ?
Patrice les emmène chasser. Ils s'enfoncent dans la forêt en chevauchant des étalons. Il fait chaud dehors. Les oiseaux se déplacent comme de la colle noire. Ils tirent sur des cailles, des canards et des faisans. Ils rentrent au château. Yolande n'est pas là. Elle est partie pour un autre endroit plus en sécurité. Sur la table basse, un mot, dans une écriture cursive facile à lire. Yolande, qui sera absente pendant cent mille ans, est en vacances à Antigua. Ils ne savent pas cuisiner la caille. Ils ne savent pas cuisiner le canard ni le faisan. Ils font une brève prière et laissent les oiseaux sur la pelouse, pour les animaux.
Il faut bien le dire, la question des univers parallèles, sans avoir jamais rien de lu sur le sujet, me fascine et me passionne. J'aime penser qu'il existe d'autres manières d'observer le monde, d'y vivre, de l'imaginer, que le hasard n'est pas toujours hasardeux. Pas plus tard que la nuit dernière, j'ai d'ailleurs rêvé qu'un de mes personnages changeait d'univers au moment il plaçait un crayon à papier entre ses dents, à l'horizontale. Et bam, il était ailleurs. Ici, le disque semble rayé, il a comme sauté et les néons grésillent. C'est alors au lecteur d'imaginer la suite, d'inventer ses mondes et ses modes de lecture. D'inventer ses propres dieux ou au contraire de les détruire. Un livre qu'on peut lire comme un dico, au hasard, et qui fait écho au manifeste littéraire imaginé par le traducteur de ce livre (Speedboat). Le récit de ce qui aurait pu être ou advenir, les potentialités d'une narration qui se refuserait aux images. Un livre sans décor (alors qu'il y en a plein ici), sans réels personnages sinon des êtres interchangeables, sans étoffe et sans âme, juste affublés d'un prénom et plantés dans des décors mythologiques. Un monde qui inviterait à la transparence jusque dans son écriture privée "d'effets spéciaux" (alors qu'ils pullulent, magie de l'imaginaire).
On terminera sur deux petites réflexions. En le relisant, je me dis que finalement ce mont Arafat, malgré des scènes saturées de violence, est très drôle, j'entends dans son ironie joueuse sans qu'elle soit totalement décidable. La surenchère des images de l'horreur produit l'effet inverse et l'on retombe finalement sur nos pieds avec ce goût de Mike Kleine pour la satire, le pastiche, l'emprunt aux genres et le goût pour la déflagration. Et si Le mont Arafat n'est pas un livre qu'on aime ou pas, il est à tout le moins profondément inspirant. Sorte de laboratoire d'expériences sensorielles et mentales dont on ne sort pas tout à fait indemnes mais où le lecteur, une fois les dieux rayés et détruits, devient sa propre figure d'autorité... Vertigineux.
Le mont Arafat, Mike Kleine (trad. par Quentin Leclerc, l'Ogre), avril 2021, 160 p., 18€
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