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Attaquer la terre et le soleil, Mathieu Belezi (Le Tripode)

 Pour justifier la colonisation, les puissances européennes ont invoqué la "mission civilisatrice". Il fallait élever, éduquer les ignorants, arpenter et s'approprier les terres riches et convertir les dominés. 1830, la France se lance dans la conquête de l'Algérie. C'est ce moment que choisit d'explorer Mathieu Belezi dans Attaquer La Terre et le soleil, à partir du point de vue des victimes, des bourreaux et nous, lecteurs, spectateurs du désastre à l'oeuvre, barbarie sans nom. On y suit le quotidien des colons, la mort, les maladies, la chaleur étouffante, les razzias, les massacres. In fine, l'infinie violence de la conquête couplée à sa vanité, son absurdité, sa brutalité.

C'est une histoire de la folie des hommes, d'un défaut d'humanité. Par la force, militaires et prêtres vont croire apporter par-delà la Méditerranée civilisation et progrès. Peu de points, une ponctuation réduite à la portion congrue, des bribes de dialogues et une situation jamais située dans le temps et l'espace, une manière d'universaliser la quête et ses enjeux intimes. En gros, que se passe-t-il dans la tête d'un militaire en train de soumettre, d'un colon peu conscient, d'une victime avant de se faire massacrer ? Je crois que c'est l'un des projets de ce livre, l'immersion dans cette folie absurde, sèche, âpre, dans un ailleurs insituable. 

Quand le roman s'attaque à l'Histoire, ce n'est dans le meilleur des cas pas pour la répéter officiellement, mais pour en changer le point de vue (vue d'en bas ici) ou réinventer ses récits. Ce que fait magnifiquement Guillaume Lebrun dans son récent Fantaisies guérillères avec Jeanne d'Arc. Mathieu Belezi, lui, adopte un autre angle, comprenez l'inverse de la rhétorique colonialiste. L'auteur sait faire entendre les acteurs de la conquête, leur donner une voix au milieu du fracas et du tumulte, celle d'une entreprise aux allures chaotiques. Un roman pour la mémoire, sûrement. Une description factuelle, au ras du vécu, de l'épiderme, des consciences inconscientes ou brutalement conditionnées. À certains moments, le récit prend des allures de mirage, de fantasme éveillé, mélange de chaleur et d'effacement, de terre sale et de présence trop intense. L'espace est immense, mais l'horizon semble bouché. Les ressources sont infinies, mais la vie y est courte face au choléra sournois, comme le prix à payer de l'aveuglement. Les deuils, dans l'urgence et, finalement, l'absence de projet, seront impossibles. Deuil d'une mission, des proches, du désir d'immortalité et de toute-puissance. Un texte comme une longue respiration avec des saccades.

c'est si beau à voir que notre peau boucanée de guerriers en frissonne, parce que si la terre et le ciel sont à notre capitaine, et ils le sont, par le pouvoir de son sabre dominateur j'affirme qu'ils le sont, cette terre et ce ciel sont aussi à nous autres

Comme souvent pour les auteurs des éditions du Tripode, l'écriture sait fasciner, à sa façon. On l'a dit, une respiration longue, un fleuve aride, sans tomber dans l'écueil de l'esthétisation de cette violence, on pourrait dire, sa poésie. Mais, c'est bien là le problème de ce texte qui tourne en boucle sur la violence, son insituable distanciation. Quelle est la (bonne) distance narrative à adopter ? Pas facile d'y répondre. Mathieu Belezi s'abstient de tout commentaire et rentre dans le vif du sujet, préférant les descriptions in situ plutôt que l'évocation. Je n'ai moi-même pas les réponses et je n'ai qu'un point de vue de lecteur lambda. Mais c'est sans doute pourquoi ce roman m'a finalement tenu à distance (je l'ai trouvé paradoxalement froid), jusqu'à m'ennuyer un peu malgré sa brièveté. L'auteur semble coincé dans son projet, sans parvenir à dépasser cet horizon de l'imbécile violence et de la vanité de l'entreprise coloniale. Comme un exercice de style réussi. C'est rare au Tripode mais le propos serait presque naïf, manquant d'originalité, avec un sentiment de déjà-vu, déjà-lu. Alors la quatrième de couverture en appelle à une "littérature du Sud" "hantée par Faulkner". Peut-être, mais alors une littérature, justement, peut-être trop hantée, trop distante et paradoxalement peu incarnée.

Les malheurs de l'errance et de l'exil, un arrachement. Roman des vains espoirs, des illusions colonialistes et désillusions coloniales qui dessinent un continent d'ombres tenaces. Un texte juste par sa langue, qui m'a pourtant laissé insensible. Oui, toujours nécessaires ces romans de la mémoire. Ce Attaquer la terre et le soleil n'en reste pas moins anecdotique pour ma part.

                                                                                                                                                                   

Attaquer la terre et le soleil, Mathieu Belezi,  Le Tripode, août 2022, 153 p., 17 €

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