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Mécanique d'une dérive, Dominique Porté (L'Antilope)

 L'auteur, Dominique Porté, est âgé de dix ans lorsqu'il voit le film Kapò. Des films, des lectures, des visites et des rencontres vont ensuite faire naître en lui un besoin obsessionnel, "le désir intense de comprendre". Il écrit, page 162 : "(...) j'étais constamment envahi par une curiosité que plus tard quelqu'un qualifia en fait de rien moins que cynique : la curiosité du naturaliste qui se retrouve transplanté dans un environnement qui est effroyable mais nouveau, effroyablement nouveau." Au fil de ses recherches aiguisées par une curiosité toujours plus grande, une fascination émerge pour la figure de Chaïm Rumkowski, désigné en octobre 1939 chef du ghetto de Lodz par les nazis. Il doit y organiser la vie, mettre en place une administration pour répondre aux besoins élémentaires. Une figure du mal se dessine, avec ses banales contradictions. Faire le jeu de l'ennemi tout en protégeant les siens. Hanté par les faits, les personnages, les pourquoi et les comment, Dominique Porté cherche à comprendre l'absence d'humanité, celle d'un homme persuadé d'accomplir une mission de plus en plus imaginaire au fur et à mesure de la dégradation des conditions de vie. Rumkowski se prend pour le roi du ghetto quand les nazis ne voient en lui qu'"un simple subalterne, un serviteur, un strict instrument de leur volonté et de leurs besoins" écrit l'auteur page  159. Dominque Porté mène en parallèle le récit du parcours de Rumkowski et celui de sa fascination pour le sujet, nourrie par des livres (Les Naufragés et les Rescapés de Primo Lévi, Raul Hilberg, Robert Paxton, Omer Bartov), des films (Kapò ou Le Chagrin et la Pitié de Marcel Ophüls) ou des visites (celle en Pologne). L'occasion d'interroger cette obsession et des principes, des valeurs ou des représentations. La part de liberté des acteurs de l'Histoire, les complicités mortifères, notre part d'inhumanité et la banalité du mal, le recul nécessaire à toute analyse pour éviter de sombrer dans les raccourcis ou les approximations, le tout constituant pour l'auteur au début, avant de muer en obsession, "un univers de curiosité". L'histoire d'une humanité totalement défaillante aussi, et celle d'un homme pris dans les remous de l'Histoire, habité par "une folle espérance", croyant à ses fictions et même à une mission divine ("Je serai le président du premier Etat juif depuis deux mille ans. J'ai reçu des autorités allemandes la mission de créer un ghetto modèle"). Comprendre comment les Juifs ont été regroupés, lentement affamés, psychiquement brisés.

Son style est un mélange de pragmatisme et de lyrisme  conformes aux principes de sa réalité. Sa règle : la simplicité, sa norme : la hiérarchie. Il conduit jour après jour une machine administrative sans aucun état d'âme : "Je ne suis pas l'enfant naturel de temps calmes, je suis le fruit d'une forme de brutalité de l'époque. Je suis là par effraction parce que ma communauté est malheureuse et dans la tourmente", confie-t-il à son entourage.


Livre intéressant qui, précisons-le, n'est pas un roman, mais le récit de la relation qu'entretient l'auteur avec la Shoah à travers la figure controversée de Rumkoswki dont l'auteur dresse un portrait noir, avec toutes ses ombres. Un roi-conspirateur qui collabore avec le diable. Sorte de petit Hitler qui électrise les foules tout en les soumettant, il n'a aucun état d'âme, "il manie le bâton et le verbe", "il aime parler, être écouté et s'écouter". Ses allocutions sont enflammées, ses "harangues exaltées", "un royaume et son roi sous haute surveillance. Les uns se prennent pour des surhommes, lui pour un guide." "Le Doyen a la réputation d'avoir une humeur instable passant de la bienveillance et de la générosité à la fureur et à la brutalité" souligne Dominique Porté. Rappelons que Rumkowski tente de préserver les juifs mais renforce en réalité la production allemande en retardant à peine le massacre. Tandis que l'auteur fait le portrait psychologique de Rumskowski et décrit son rôle ou ses comportements, il rappelle l'atroce brutalité de la ghettoïsation : la faim, le froid, le surpeuplement, la mort partout dans les rues, le typhus, les épidémies, l'affaiblissement des corps, l'épuisement des esprits. Puis les déportations et les violences dans et hors du ghetto. Dominique Porté fait le récit et enquête dans le même élan, s'arrête dans l'écriture puis se relance à la faveur de lectures marquantes, des forêts de lecture jusqu'à s'y perdre, n'évitant pas l'autocritique (p. 146 : malaise entre devoir de mémoire et voyeurisme malsain lors de sa visite à Auschwitz), les doutes et les remises en question. Le dur apprentissage des oublis volontaires, de l'escamotage de la mémoire. 

Cependant les barrières méthodologiques face à "l'illusion biographique" ne diminuèrent en rien mon attachement à ce sujet parallèle à mes études universitaires. Au contraire, la complexité d'un individu m'émoustillait, cette vie dans ses dimensions contradictoires, dans ses dynamiques, dans ses fragilités comme dans ses élans éveillait mon imagination et mon besoin de comprendre.

Intéressant voire passionnant récit (qui n'évite toutefois pas quelques répétitions) sur un aspect méconnu de la Shoah, Mécanique d'une dérive pose la question de l'impossible récit : "peut-on écrire la vie d'un individu" ? Sans omettre, déformer, oublier, reconstituer, réécrire ? Peut-on entrevoir la vérité, une vérité, dans la distance aux événements, par le filtre de l'écrit et des recherches, ou ne fait-on que se noyer dans des forêts de textes et d'images pour finir par écrire des histoires très éloignées de l'Histoire ? Dominique Porté y répond avec ce livre à bonne distance, qui regarde l'Histoire depuis le banc de touche, d'en bas, au plus proche des victimes qui ne peuvent plus témoigner, mais à travers l'un de ses rouages ambigus, lien aliénant et mortifère entre les Juifs et les nazis. Surtout une manière d'écrire sur la Shoah et ses victimes. Rumkowski en bourreau, Rumkowski en faux frère protecteur, outil de la machine de guerre nazie dont le rôle était politique, dans des semblants d'organisation : sauver des apparences qui ne trompaient personne. D'où la question de l'aveuglement volontaire, des renoncements, de l'obéissance démente. Car le ghetto de Lodz, c'était 164000 habitants entassés dans 4 kms carrés, c'était une mortalité de 16% en 1942. 50 000 morts entre 1940 et 1944. 86000 juifs de Lodz tués dans les camions à gaz de Chelmno. Des chiffres qui appellent une autre question. Comment caractériser les faits ? Comment qualifier ces bourreaux ? Dominique Porté rappelle l'effroyable jusqu'à la chute, sans surprise, du "Roi". 

Inévitablement, cette histoire de Chaïm Rumkowski converge vers les terres touffues et broussailleuses de l'obéissance. Pourquoi obéit-on ? Quels sont les ressorts qui mènent de l'obéissance à la soumission ?

Livre émouvant qui rappelle à l'humanité, d'une didactique jamais pesante et porté par une langue attentive, intelligent par son approche documentée et les questions qu'il pose. Livre sur les livres aussi, leur pouvoir émancipateur ou éclairant, livre des dérives qui ramènent au centre ou égarent encore plus. Pas d'Histoire inventaire ou d'Histoire tableau ici, mais une Histoire habitée, intime (la relation d'un homme aux faits et son écho dans les mots des autres, et les siens finalement) qui renvoie aux parts d'ombre et de lumière, à une possible clarté dans la fatalité, dans l'ineffable et l'inéluctable des destins. Le monde s'est écroulé, il reste les livres et notre envie de savoir, de nous souvenir, à défaut de comprendre. Pas d'injonction ici (le fameux "devoir de mémoire"), mais un travail, oui, un travail de mémoire qui ne s'arrête jamais.

                                                                                                                                                                     

Mécanique d'une dérive, Dominique Porté, L'Antilope, août 2022, 383 p., 22€

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