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Et elles se mirent à courir (éditions du Volcan)

 Voici des vers qui m'ont donné envie de courir aux côtés de Julie Gaucher. Et pourtant dieu sait que je déteste ça, courir. Mes jambes, mes genoux, mes mollets n'aiment pas. À l'Espadon, vous le savez, on est plutôt vélo. Mais, rien de grave, puisque la poésie est là pour nous unir, nous réunir le temps d'un run, d'une nage, les fesses bien posées sur les gradins. Oui, trois parties pour ce recueil (Courir, Nager, Dans les gradins) dont les poèmes font la part belle aux femmes, aux femmes dans le sport. L'autrice, Julie Gaucher, universitaire et spécialiste de la place des femmes dans le sport, s'était déjà fendue d'une belle somme sur le sujet aux éditions du Volcan (De la femme de sport à la sportive, une anthologie, 2019). Disons-le d'emblée, il est rare d'écrire sur le sport, encore plus des poèmes, et des poèmes qui parlent des femmes dans le sport. Elle-même sportive, Julie Gaucher fait d'un matériau intime une expérience universelle puisque l'autrice évoque tout aussi bien les pratiques que l'expérience des corps in situ, partant de son expérience personnelle et de son savoir. Particularité du corps des femmes (Monstre mens(tr)uel) dans l'effort mais universalité des sensations et des émotions. Tout sportif se reconnaîtra dans cette poésie du mouvement, de la pratique où, rappelle Rim Battal dans sa préface, "le sujet se déplace". Courir pour fuir un truc, s'affranchir d'une condition, se libérer dans l'action qui rend lucide. Courir et nager pour s'oublier, une glisse, un vol terrestre pour être soi-même et se rencontrer une bonne fois pour toutes. Le goût de l'enfance, le souvenir de l'innocence (Jeunes filles qui jouent aux ourses) au milieu des volcans (Courir dans un cratère), les brimades et les insultes aussi à l'âge où il faut s'affirmer (La nouvelle), le chemin d'une conscience qui s'affirme, d'un corps qui s'affranchit des pesanteurs. Grâce à des sprinteuses et des coureuses, celles qui ont pavé la voie de l'effort, dans l'abnégation et l'absence de renoncement. Tout à la fois sensible et politique, ce recueil féministe s'engouffre dans les souvenirs à même de raviver les sensations, convoque des images en sueur et en couleur, du goudron aux pistes cendrées,  à la rencontre de soi et d'Artémis, de Lina Radke et de Martine, de Kathrine Switzer et Madeleine Delonin...



Des corps en mouvement et en tension, au rythme des vers et des foulées libérées, l'ivresse au bout des runnings, les mots en bout de piste pour écrire et courir, reprendre son souffle dans le silence des montagnes, la bienveillance des volcans ou l'étrange atmosphère d'une dictature où les femmes n'ont pas le droit de courir dans la poussière de sable. On court on nage sans toujours savoir pourquoi, sans jamais savoir pourquoi, dépassé par un désir plus grand que nous. Alors, il arrive que le corps s'use, que la tête fatigue (Quand bien même) mais l'oubli l'emporte, et l'incertitude devient rassurante. La sagesse de l'athlète qui sait, qui sent. Aller là où on ne sait pas.

Combien de temps encore / pour ralentir la course du temps ? / Je cours / Je cours comme on oublie le temps qui passe

Des images, donc, beaucoup d'images dans ce recueil. Les sensations, ce sont avant tout des tableaux dessinés par la mémoire. On revoit les casiers verticaux de la piscine, les marques laissées par les lunettes, les hublots, les patères trop hautes. La piscine tournesol en forme de champignon, un espace clos pour s'envoler entre deux HLM. La nudité, les règles, l'altérité, la découverte du regard d'ado, puis les compétitions lors desquelles on réajuste le maillot et le bonnet en silicone. Les récompenses, les tremplins, la sensation de chute, les douleurs, les fatigues et les peurs. Une jeunesse qui ne s'en va pas tout à fait, fixée dans les lieux du chlore, de Roubaix à Budapest, dans une piscine Art déco ou un bain relaxant dans lequel on joue aux échecs en slip. Ce recueil est un voyage au pays des corps libres, une invitation à flotter dans les eaux incertaines du changement, de la maladie parfois, hommage à toutes ces femmes pionnières (Louise Weiss) et combatives pour qui bouger et se dépenser était une évidence. Oui, "la pensée est plus claire au grand air", l'âme plus apaisée en poésie. Un recueil pour la tête et les jambes, et c'est plutôt rare. Alors, on sort du vestiaire, et on se met à courir s'il vous plaît !

                                                                                                                                                                  

Et elles se mirent à courir (préface de Rim Battal), Julie Gaucher, éditions du Volcan, novembre 2022, 9,50€

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