Une petite anecdote.
Voilà deux ans, je flâne au hasard dans les rues de Lisbonne et là, je croise
une tête familière. Trois secondes plus tard : mais oui, c'est Pierre Jourde !
Je m'avance, intimidé, pour le saluer. Là, forcément, c'est un homme encore
plus intimidé (voire surpris ? effrayé ?), qui me répond : mais
comment savez-vous qui je suis ? J'ai lu tous vos livres pardi ! Comme si des
textes pouvaient dessiner un visage. Et, ici ou là, j'avais dû « mentaliser »
l'image de l'écrivain. Pourquoi ? Aucune idée. Les polémiques nées de la
publication de "Pays perdu" ont dû me marquer. Mais surtout,
Pierre Jourde m'a livré la clé de l'histoire dans le goguenard "Le Voyage du canapé-lit", son nouveau roman. Page 35, il écrit : "Sans
nous vanter, nous sommes dotés, dans la famille, d'arcades sourcilières assez
proéminentes et d'yeux enfoncés dans les orbites, d'où ce petit côté
néandertalien qui fait notre charme". Voilà, c'est ça, certaines
photos marquent plus que d'autres... Mais ce n'est pas le sujet.
Alors, que vaut ce road-trip cocasse – il est question de déménager un
canapé-lit - entre banlieue parisienne, morne Gâtinais et froide Auvergne ? Derrière
ce joli « foutoir narratif »
le long des routes nationales, pas mal de maîtrise de la part d’un écrivain qui
a sans doute mis un peu d’eau dans son vin tout en restant cet ado hargneux,
qui ne peut s’empêcher de provoquer. Comme ce frère, auteur des pires vilenies…
Dans cette camionnette, les deux frères et la belle-sœur devisent sur le monde,
discutent sans but, sinon pour se moquer gaiement ou raviver la flamme d’une
époque révolue : ils parlent pour rien et de rien, en faux philosophes pas
dupes de leurs effets, comme on referait le monde. Prétexte à sonder les
défauts de chacun, les relations ou les névroses familiales (et elles sont
infinies, non ?), à revisiter une topographie intime.
Et pourtant, les objets donnaient l’impression d’avoir une sorte d’intériorité inaccessible. Comme pas mal de gens, il m’arrivait d’imaginer qu’une fois que j’avais le dos tourné, ils tombaient le masque, et devenaient enfin ce qu’ils étaient réellement (…).
Pierre Jourde, sorte de Julien
Gracq gouailleur ici, manie la géographie comme projection mentale, gardienne
d’une mémoire sacralisée par l’incongruité des souvenirs. Et farceuse comme
peuvent l’être les objets (« Je les soupçonnais de comploter contre
moi »). Une géographie intérieure, de l’espace domestique (ah ces toilettes !)
et celle de l’évasion (à Chichicastenango), à la toponymie rigolarde. L’exotisme
géographique, de Lussaud au Guatemala, de Cosne-sur-Loire à l’Himalaya, en
passant par le sexy Val-de-Marne, pour conjurer les démons familiaux.
On voit du pays avec Pierre Jourde, toujours sur un mode picaresque. Le livre tient sur un fil entre passé et présent et on s’ennuie parfois mais, allez savoir comment — sans doute le style vif — ça fonctionne le plus souvent. Jourde enchaîne anecdotes, portraits de province austères mais justes, confessions touchantes, tirades couillonnes, digressions sans fin et analyses lucides, égratignant au passage quelques noms. Avec des bons mots et des scènes cultes : au hasard, la nuit d’errance à Londres avec un coiffeur grec ou la remise des Prix à l’Académie française devant un aréopage de cartes vermeil. L'humour féroce et une réjouissante autodérision en bandoulière, Jourde s’adresse au lecteur pour mieux désamorcer toute méprise langagière. Avec cette façon de feindre l’écrivain maudit gonflé d’hybris pour mieux singer les postures. Souvent jubilatoire !
On voit du pays avec Pierre Jourde, toujours sur un mode picaresque. Le livre tient sur un fil entre passé et présent et on s’ennuie parfois mais, allez savoir comment — sans doute le style vif — ça fonctionne le plus souvent. Jourde enchaîne anecdotes, portraits de province austères mais justes, confessions touchantes, tirades couillonnes, digressions sans fin et analyses lucides, égratignant au passage quelques noms. Avec des bons mots et des scènes cultes : au hasard, la nuit d’errance à Londres avec un coiffeur grec ou la remise des Prix à l’Académie française devant un aréopage de cartes vermeil. L'humour féroce et une réjouissante autodérision en bandoulière, Jourde s’adresse au lecteur pour mieux désamorcer toute méprise langagière. Avec cette façon de feindre l’écrivain maudit gonflé d’hybris pour mieux singer les postures. Souvent jubilatoire !
"J’avais commencé par acquérir un chat noir que j’avais bien entendu nommé Satan. Je le confiais régulièrement à mes parents et c’était une vraie jouissance que d’entendre ma mère, le soir, dans le jardin, appeler Satan. »
Si le livre est inégal finalement, qu’importe. Avec
« Le Voyage du canapé-lit », on vient de comprendre une
chose sur les livres de Pierre Jourde : on les aime moins pour ce
qu'ils racontent que pour leur manière de le faire. C’est aussi un état
d’esprit partagé sans retenue, un regard sur le monde fruit d'une touchante
hargne d’insoumis. Peut-être pas le meilleur roman en Jourdite certes, mais pas le moins
drôle. Et une pierre de plus dans la saga familiale. Qui trouve tout son sens à la lumière des autres livres de l'auteur. Un plaisir jamais boudé en somme, qui
réserve quelques moments d’anthologie.
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