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Les Echappées, Lucie Taïeb (L'Ogre) ★★★★☆

         Toujours une joie d'écrire une note sur une parution de l'Ogre. Pour deux raisons. La première, cette familière impression d'être chez soi, lové dans une inquiétante étrangeté. La deuxième, dans ce cocon partagé que sont les éditions de l'Ogre, découvrir une voix singulière. Je n'avais jamais rien lu de Lucie Taïeb (je me sens un peu honteux) mais tant qu'on est vivant, il n'est jamais trop tard. Car lire, c'est être et se sentir plus vivant. Par la fiction, échapper au réel pour mieux s'y plonger. Multiplier les fugues en équilibre au bord du gouffre. Comme des cycles : partir du réel pour embrasser ce qui nous menace, et mieux le dépasser. Mais le réel, sous la forme du mirage, finit toujours par nous rattraper. Impossible de résumer le troublant Les Echappées. Trois choses : on vit le drame en bord de voie ferrée. Il s'est passé un truc, Oskar a vu un meurtre, mais comment croire à l'impossible. Une petite voix dans un transistor, Stern, la bonne étoile. Une société asservie, effondrée, où l'individu est érigé en agent de production déserté par le réel.  Comprenez privé de toute intériorité. L'angoisse et la menace invisible comme baromètre et garant de la productivité. Comme un mille-feuille mental, les couches d'une même réalité vont alors se superposer, cohabiter, guidées par un même élan, celui du renversement, vers un lieu privé de repères. Pour former une autre réalité,  alternative, autonome.





     Double joie donc. Joie de s'abreuver aux sources d'une écriture ensorcelante, qui s'efforce de ne pas dire, de ne pas nommer. Qui esquive et louvoie pour mieux plonger et trouver son propre aiguillon. Qui se glisse dans les plis du sens, les creux de la révolte, les angoisses larvées. Avec Les Echappées, on ne met jamais les pieds là où l'on croit les mettre. Délicieux et déroutant. Les mots ne figent pas, vivent dans le mouvement, n'enferment pas la possibilité d'un mirage. Les choses ont-elles vraiment lieu ou l'écriture ne fait-elle que dissiper leur possibilité ? La creuser ?
Personne ne voit personne dans ce brouillard, ils ne nous trouveront pas. Nous avancerons, sans flancher, jusqu'au sud, à moins que d'ici là le sol nous engloutisse. Sais-tu où nous sommes désormais ?
        Lire un livre de l'Ogre, c'est comme souvent s'en remettre, d'abord, à une écriture. A sa force magnétique. A des univers envoûtants où la forme est le fond. Le fond la forme. Les allitérations et les reformulations pour le rythme et les doutes. Un roman aux allures de poème, des poèmes en prose aptes à saisir le réel dans son instantanéité, digérant l'illusion de l'épuiser. S'échapper pour mieux revenir ou renverser un ordre qu'on croit éternel. Un livre qui refuse de se laisser piéger par les mots. Les délivre du commun. Qui tente de donner un sens a priori à ce qui n'en a pas. Une langue qui capte nos obsessions, nos cauchemars pour mieux invalider leur existence ou affirmer leur présence. Une oscillation entre le vrai et le déni. Le sens et le vide. Reste des représentations du monde, de nous-mêmes, où se mirent angoisses et hantises d'un monde qui vous broie et vous libère. Un roman où l'éternel lutte des genres doit avoir un rôle. Un roman aussi politique, comme un avertissement et un appel à une contre-révolution. Clandestine, souterraine, silencieuse. Mystérieuse. Navigant entre les niveaux de réalité, on oscille alors entre deux abîmes, la quête de vérité et son illusion.  Qu'espérer quand on traque des fantômes ? Deux vertiges qui nous habitent. Nous hantent. Tout existe peut-être. Mais au fond, peut-être qu'on s'efforce seulement "de restituer des fictions."
Nous nous sommes échappés. Et comme nous avons été effacés de tous les registres, comme nos noms ne peuvent même plus être prononcés, nous avons constaté que nous n'existions pas.

    S'égarer, se confronter, être pris en défaut, c'est avant tout ce que j'aime en littérature mais c'est un plaisir dangereux. Perdre ses repères — comme un défaut de réel—, c'est prendre le risque de la perte. Beaucoup de pages m'ont ainsi fasciné, d'autres m'ont perdu. J'ai chuté de mon point d'équilibre (sur lequel j'étais délicieusement resté pour Dans la forêt de hameau de Hardt), submergé par les doutes, les questions, le néant. Point de non-retour. Au-delà du moment précis où la réalité bascule. On peut craindre de disparaître sans retour à l'instant de perdre pied. Nos rêves et nos cauchemars nous rattrapent. Pour de bon.
Les Echappées alors pour nous ramener à la vie. L'écriture alors pour dissiper un peu la brume, son voile, à défaut de la faire disparaître. Insaisissable. Evident.
                                                                                                             
Les Echappées, Lucie Taïeb, éditions de l'Ogre, septembre 2019, 171 p., 18€.

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