Objet à part, ce "Paysage augmenté" interroge notre rapport à l'espace et à la découverte. Ni un roman, ni une BD, encore moins un livre d'illustration, ce livre offre, l'espace d'une centaine pages et de quarante jours d'errance attentive, l'occasion de flâner dans un territoire à inventer à partir de cartes et de textes. Comme une exploration curieuse et inquiétante en milieu inconnu, peu à peu investi par les mots. Par les sensations aussi, visuelles et olfactives. Un livre placé sous le signe des pionniers et de leur soif de découverte. Des pionniers prêts à affronter le mystère, à dessiner une terra incognitae source de danger et d'enchantement. Pour repères, faire confiance à l'observation. Puis inventorier, organiser, classer à mesure de la progression : utilisation de symboles vaguement alphabétiques, indices sibyllins et toponymie au mystère suggestif (la Zone Urbaine, Territoires, Continent, Territoire d'Ancienne, District Ouest...)
Si ce paysage augmenté me parle, c'est sans doute lié à mon amour des cartes et de la géographie. Ce goût pour la perte et la dérive, seuls capables de nous ramener à la vie. Rappelons-le, ce livre, présenté comme "un roman d'anticipation fortement poétique", est réalisé et pensé comme un tout mêlant des collages cartographiques incrustés de mots, comme pris au hasard dans les journaux, ainsi que les textes de Virginie Gautier. De la juxtaposition des représentations — car nous sommes dans une poétique de "l'espace vécu" si chère à Armand Frémont — de la confrontation des cartes avec le texte doit jaillir un sens, une vision du monde sous la forme du paysage réinventé. A réinventer car toujours un peu informel, irréel. Il faut fouiller, scruter, observer, consigner même si la géographie est un puzzle, un objet en perpétuel changement. Pourquoi avancer et classer quand tout aura changé demain ? Cette expédition nous révèle ce que nous croyons connaître : il y a bien des villes mais elles flottent ; il y a bien des limites et des traces mais sur l'eau. Marcher sans avoir la certitude de ne pas tourner en rond. Risque de toute expédition. Comment se repérer ? Découragement. Rien n'est pérenne. Faire des listes pour se rassurer en l'absence de certitude. Une listes des Mers et une liste des Sols. Une autre solution : l'arpentage (mesure d'un terrain en périmètre et surface). La science au service de l'appropriation. Et quoi de plus subjectif que le territoire? Joli paradoxe... Parcourir le terrain en tout sens et à pied pour redessiner les cartes. Au jugé, entre angoisse et liberté. Si l'espace appelle l'espace, une entreprise sans fin, c'est pour mieux pointer l'impossibilité de la quête et en comprendre l'intérêt. Moins l'horizon que l'expédition et son vertige. Source d'épuisants rêves, l'espace est insaisissable. Car comment capter sa métamorphose ? Ou l'impossibilité des traces. Les listes et l'inventaire comme effets d'optique ou l'illusion d'un monde qui finira bien par nous aspirer. Délicieusement, Dangereusement.
Duplicité qui fait que chacun est la vérité de l'autre. Nous nous regardons parfois fixement pour nous arrimer à quelque chose. Ou, partant ensemble, nous allons de dérive en dérive.
Ode à l'ouverture, au pas de côté et à l'écart, invitation à voir nos vies en plus grand et plus loin, comme accueillir l'instabilité pour ouvrir l'espace du rêve et du désir (tous les géographes le savent bien, la carte est d'abord objet de désir). Ce paysage augmenté est aussi une façon d'abolir les distances pour mieux les multiplier ailleurs et autour, malgré le trouble de la nouveauté. Ce livre, c'est finalement comme emprunter des voies de traverse et, par les ouvertures ou extensions suscitées, accéder au rêve et à ses conditions de réalisation. Joli voyage anticipé, expérience insidieuse, songe taiseux. Envoûtant.
Paysage augmenté, Virginie Gautier et Mathilde Roux, septembre 2019, publie.net, 106 p., 12€
Commentaires
Enregistrer un commentaire
Une question ? Une remarque ? Une critique ? C'est ici...