Paru
au Royaume-Uni en 1958, Samedi soir,
dimanche matin est le premier roman d’Alan Sillitoe (1928-2010), figure de
proue de ceux que l’on appelait alors les Angry
young men. Une manière de fraternité littéraire réunissant des écrivains
ayant en commun des origines sociales le plus souvent modestes – Sillitoe est
un fils de la working class de
Nottingham – et une vision plus que critique de la société britannique d’alors.
S’ancrant certainement à la gauche de l’échiquier politique, cette relecture
contestataire par les Angry young men de
l’Angleterre des années 1950 ne relevait pas tant d’un communisme soviétisant
que d’un socialisme libertaire.
En témoigne Arthur Seaton, le
protagoniste de Samedi soir, dimanche
matin. Sorte d’alter-ego romanesque d’Alan Sillitoe, Arthur est un jeune
ouvrier de Nottingham, exerçant le métier de tourneur-fraiseur chez Raleigh, le
fabricant fameux de vélos. Le portait qu’en dresse Sillitoe n’est nullement
celui d’un working class hero façon
"réalisme socialiste", mais plutôt celui d’une sorte
d’anarcho-individualiste. Sous certains aspects, Arthur n’est en effet pas sans
évoquer ces « En-dehors » –
pour reprendre le titre du passionnant
ouvrage que leur a consacré Anne Steiner, lui aussi paru chez L’Échappée –
qui, dans la France de la Belle Époque, s’efforcèrent de mener une existence
authentiquement libertaire. Comme eux, Arthur éprouve une hostilité foncière à
l’encontre de toute forme d’institution, y compris celles supposées défendre le
prolétariat face à ses exploiteurs ; ses représentants lui inspirant le
même dégoût : « l’plumitif
morveux qui m’ratiboise mon impôt sur le salaire, […] l’cochon aux yeux à pivot
qui vient encaisser le loyer, […] l’enflé qui m’fout la colique quand il
m’demande de n’pas manquer les réunions du syndicat » Ne se
reconnaissant pas dans l’État quand bien même en ces années 1950 il se fait
"providence", Arthur réfute l’idée de s’engager pour celui-ci s’il
venait à être menacé par le totalitarisme soviétique : « Ils tâtaient le terrain pour une
autre guerre maintenant, avec la Russie, cette fois-ci. […] Pour qui donc
qu’ils nous prenaient ? Pour des cons ? Mais un de ces jours ils
verront qu’ils se sont trompés. Ils se figurent qu’ils nous ont bouclé l’bec avec
leur assurance sociale [...], mais je
serai un des premiers à me retourner contre eux et à leur faire voir qu’ils se
trompent. »
Refusant d’accorder le moindre
crédit à dieu et aux maîtres, Arthur ne croit qu’à une chose : le plaisir,
son plaisir, dont l’obtention immédiate
constitue le moteur essentiel de son existence. Une quête de la jouissance qui
l’amène à s’accommoder de l’usine : « C’était
là une vie de prison avec tout de même une compensation : son travail lui
ôtait tout souci quant à son prochain repas, sa pinte de bière, ses cigarettes
et son complet nouveau. » Autant de motifs de jouissance auxquels s’ajoute
pour Arthur, bien évidemment, le sexe : « Les heures les meilleures maintenant, c’étaient celles où il
faisait l’amour avec Brenda, où il aurait voulu à jamais rester dans son lit,
la tenant dans ses bras, allongé dans un exquis bien-être jusqu’au
matin. »
Partisan instinctif de la volupté ici
et maintenant et non pas de celle à venir d’un hypothétique Grand Soir, Arthur
n’en est pas pour autant une figure de jouisseur abruti. Rompant d’avec sa
truculence orale ou d’avec son vérisme documentaire, l’écriture protéiforme de
Sillitoe peut se faire lyrique. Et d’ainsi exprimer la sensibilité d’Arthur à
la beauté cachée du monde, pourtant rudement prosaïque, qui l’entoure : « Le soleil couchant baignait d’orange
les toits des maisons ; et une lueur verte barrait les murs de la rangée
d’en face : le silence de l’heure était accentué par les couleurs plus
intenses du crépuscule qui se reflétaient sur les murs des cabinets de brique
ocre rouge. »
Pas étonnant donc que Arthur, ce dandy
prolétaire amateur d’ale et à la
fibre poétique, ait séduit des générations de lecteurs et de lectrices,
inspirant aussi bien une très belle adaptation cinématographique à Karel Reisz
(disponible en DVD chez Doriane
Films) que des chansons à Madness ou aux Smith, comme le rappelle Jacques
Baujard dans sa préface. Et l’on ne doute pas que cette judicieuse réédition de
Samedi soir, dimanche matin par
L’Échappée élargira encore un peu plus le cercle des compagnons et des
compagnes d’Arthur Seaton. Celles et ceux qui se reconnaîtront dans cette
profession de foi : « J’suis
moi, et rien d’autre, et si on pense que j’suis autre chose, ou qu’on me l’dit,
c’est précisément qu’je ne le suis pas, parce qu’on n’me connaît pas du
tout. »
Pierre Charrel
Samedi soir, dimanche matin de Alan Sillitoe – Collection Lampe-Tempête. Editions L’Échappée – octobre 2019 (roman traduit de l’anglais par Henri Delgove. 288 pp. 20 euros.)
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