Accéder au contenu principal

À mains nues, Amandine Dhée (La Contre-Allée)

   Quand je lis ce texte d'Amandine Dhée, dont je découvre l'écriture, je pense à Jigoro Kano, l'inventeur du judo qui a d'abord étudié le ju-jitsu, ce combat à mains nues des anciens guerriers japonais, les samouraïs. Il est bien question d'une lutte verbale sans haine, d'apprendre à se défendre pour être soi et à soi, inventer son chez-soi. Mais comment se défendre quand on est désarmées, sur le champ de bataille ? À mains nues, des mots plein les poings. Un crochet, un direct, bam, uppercut et un autre crochet, séries de coups balancés avec la précision d'un sniper, rounds courts et respiration coupée, saccadée, apnée. Pour dire quoi ? Ce que c'est d'être une femme aujourd'hui en proie à un désir "scolaire", défini par une série d'injonctions et de pressions, contradictions infinies d'envies et de désirs interdits, prescrits. Pas facile de se défaire des déterminants moraux, sociaux, affectifs, culturels. Il faudrait tout oublier, faire table rase pour retrouver la petite voix innocente qui sait quoi faire, au fond. Il faut déblayer, progresser lentement dans un champ de maïs où l'on ne voit qu'à deux mètres sans connaître l'issue, sans même savoir si elle existe. Y aller à la machette des mots, seule possibilité pour entrevoir un peu de vérité.




Ju-jitsu verbal à hauteur du "deuxième sexe", sur la difficulté d'être une fille-ado-femme-mère-amante-épouse...  Les pressions, les aliénations quotidiennes, les routines, les conditionnements, les émois et orgasmes sur commande, le va-et-vient discount, le sexe d'agenda... "Juste" la vie d'une femme — des femmes — avec leurs envies irréconciliables qui disent, parfois, l'impossibilité de se réaliser sans avoir recours aux faux-semblants. Amandine Dhée colore l'invisibilité, oeuvre à une forme de liberté qu'il faut sans cesse affirmer, inventer, reformuler. Cette liberté, c'est un corps qui décide à la place du cerveau, la peau souveraine, détachée de la faillite des imaginaires. Appel à la liberté, appel à une dérive, il faudrait "laisser les peaux décider". Ne plus penser.
Mais voilà, l'amitié et l'amour trahissent, masquent ou "nient les infinies nuances, plis, recoins, ressorts qui colorent une relation." Il faut aimer les flous "où ça respire bien", car le réel s'accommode mal des vérités définitives. J'aime ce texte où rien ne dit la fin ni les débuts, où l'on cesse de se justifier. On vit, sans entrave, sans paraître, on jouit en toute liberté et on ne cesse de revivre les premières fois. Qu'on file du rose aux garçons et du bleu aux filles, genres à réinventer sans horizon. Fille, garçon, qu'importe, qu'on ne cesse de s'appartenir, qu'on retrouve l'élan, qu'on rêve des possibles, aux possibles. Pas d'injonction à jouir, juste apprendre à venir. Pas facile d'évoquer l'identité sans tomber dans ses pièges : celle qui enferme et rend coupable, vous fait taire de honte par ce que vous êtes. L'auteure préfère le flottement qui ouvre, un espace suspendu où il devient possible de penser pour retrouver une impulsion.

Sans gant mais avec tact ;
Sans interdit mais avec pudeur ;
Crochet, direct, uppercut ;
Sans vulgarité mais sincérité, camarade bienveillante ;

Amandine (me) Dhée-ride, dhée-livre, rend moins con en me laissant comprendre ce qu'est le désir féminin, singulier et universel. Offre un bienvenu miroir. Ce que c'est d'être une femme à tout âge :"Au royaume de la petite enfance, les hommes sont souvent traités comme les femmes partout ailleurs dans la société". Une phrase, que je lis avec mes yeux d'homme, qui dit beaucoup de mon ignorance. De notre ignorance.
Sa première fellation sent l'aventure. Son premier cunnilingus la foudroie. Elle jouit de se voir prendre du plaisir, elle jouit d'en donner, ça n'en finit pas. Ça invente une autre elle-même, une réplique plus libre et plus drôle. Je veux mouiller. Il y a l'eau des larmes et puis cette eau joyeuse, glissante, qui invite. Magie de cette mécanique, même pas sur volonté, juste quand le corps décide.

  Le féminisme est fourre-tout, mot-valise, mot dévoyé qui a pourtant une histoire, celle de ses combats. On est dans cette phase indéterminée où il se passe un truc qu'on n'arrive pas encore à nommer tout à fait. Amandine Dhée réussit comme rarement à dire ce qui traverse les femmes. Elle nomme par son écriture punchy, en 130 pages, avec une distance parfaite, dans la mesure et l'empathie. Une rage calme, sereine, lucide, pas dupe de ses doutes, d'une sincérité désarmante. Loin des sociologies de comptoir, c'est le genre de texte que je veux lire plus souvent. Bienvenu petit crochet féministe.
                                                                                                                        
À mains nues, Amandine Dhée, La Contre-Allée, janvier 2020, 145 pp., 16€

Commentaires

Posts les plus consultés de ce blog

Les Mots nus, Rouda (Liana Levi)

 Les mots nus plutôt que la main de fer. Le velours de la poésie, l'âme du slam plutôt que les coups, sourds, sur un crâne à terre qui ne pèse pas lourd. Notre narrateur, jeune banlieusard ordinaire, est en lutte, en fuite ou en quête d'un truc. De l'amour manquant d'un père, d'une identité, de mots capables d'enserrer la réalité bancale, méandreuse. Ben, qui porte des jeans, est un "babtou" issu du quartier de La Brousse. Il traverse une France de fin de siècle, ses violences, son chômage, sa Coupe du Monde, ses violences policières en mode Black-Blanc-Beur. Ben est malin, pas mauvais en histoire, habité par un coeur de révolté. Il passe entre les gouttes, assez rusé pour ne pas se faire choper, entre l'ennui et les galères. Au tournant du millénaire, les premières amours, la Sorbonne, le périph' qu'on franchit comme une frontière. A l'école de la vie de la banlieue, Ben a appris sa leçon par corps, nouant les bonnes amitiés autour du

Le Crépuscule des licornes, Julie Girard (Gallimard)

Alors, je vais faire court pour Le Crépuscule des licornes. Je suis un simple lecteur qui a dépensé 20 € pour acheter ce roman, sur la base de la quatrième de couverture, d'un pitch alléchant et d'un mot : NFL. Comme une porte ouverte sur la tech, la fintech et les States, pays qui à la fois m'horripile et me fascine. Et puis New York, la belle et mythique grosse pomme. Et puis Gallimard chez qui normalement on fait attention, et puis premier roman, pour lesquels j'ai toujours eu un penchant. Je fondais pas mal d'espoirs. Alors voilà, soyons clairs, je ne comprends pas comment un texte pareil a pu passer un comité de lecture, encore plus chez Gallimard, dans la Blanche. D'abord, un problème de style et d'écriture. Il n'y en a pas. Pire, on a parfois l'impression, au détour d'une phrase bancale, d'un dialogue qui sonne faux ou d'un mot (morigéner, rétorquer, s'esclaffer) que l'autrice est allée chercher dans le dico des synonymes,

Vendredi poésie #13 : Louise Dupré, Guillaume Dorvillé, Suf Marenda, Ron Padgett

  Vendredi poésie, treizième du nom, où il sera question de sens, de son, de vitesse, de joie et de tendresse, d'humour et d'écriture. Mais surtout de joie, trois fois la joie à fond les ballons dans le ciel où plus personne ne rêve. Panorama large d'une poésie qui met la gomme et fait son burn-out. À moto, avec nos potos mobiles. Heureux de retrouver la douce poésie de la Canadienne Louise Dupré, aux vertus consolantes et apaisantes. Une poésie simple, épurée, un baume tendre sur nos fantômes, où il s'agirait d'écouter, tranquille, la mélodie du monde, en pratiquant la douceur, aka un sport de combat. Une rivière qui serait la vie avec quelques gros cailloux —la maladie, la vieillesse, les bombes, le deuil — qu'on accueille à bras ouverts, pas dupes de notre talent d'humain pour la mort, avec la lucidité des gens de foi, de peu. Une poésie prête à débusquer la joie et la tendresse, comme une ascèse par les mots qu'on sait à peu près vains et pourtant pu

Trencadis, Caroline Deyns (Quidam)

 Après avoir lu cet organique  Trencadis , signé Caroline Deyns, il faut bien reconnaître la force et la pertinence d'une narration qui procède par fragments et éclats, pour donner à ressentir un univers mental dans sa réalité la plus nue mais aussi ses manifestations physiques qui dépassent toujours la capacité à en appréhender les ressorts. Ce Trencadis en fournit, à mon sens, une parfaite illustration. Saisir des versants et des facettes pour dessiner une unité de trajectoire, recomposer l'unicité de l'expérience. Esquisser un visage. Peindre la chair. Il faut bien le dire, ce livre m'a bien plus intéressé que l'oeuvre de Nikki de Saint-Phalle dont je n'avais en tête qu'une image lointaine. Miracle de la littérature, je vais y revenir, à ces images, à cette puissante dame par le texte de sa vie, par la prose de Caroline Deyns. Une écriture en prise avec son sujet, dans un corps-à-corps langagier et corporel qui ne souffre aucune esquive ou coup bas. C

Et pourtant je m'élève, Maya Angelou (édition bilingue Seghers, trad. par Santiago Artozqui)

 On le savait déjà mais c'est toujours une surprise. Plus on lit, plus on se rend compte qu'on ne sait rien. Avec la lecture vient la conscience élargie. Ainsi je ne connaissais absolument pas Maya Angelou, encore moins son oeuvre. Camarade de Martin Luther King, de Malcolm X, portant la voix des femmes, des noirs, luttant pour l'égalité des droits, Maya Angelou a connu une vie de traumas. On apprend dans Et pourtant je m'élève pourquoi elle se tait à huit ans, ne s'adressant alors qu'à son frère. On comprend pourquoi prendre la parole devient peu à peu une nécessité, une urgence, comme un instant, un instinct de survie. J'aime de plus en plus les éditions Seghers qui me font découvrir des pépites (la dernière en date est Grisélidis Réal) et mettent en valeur les textes dans de beaux livres-objets. Voir cette belle couverture orangée et ce format poche avec, comme un éclat, le sourire lumineux de Maya Angelou, la tête légèrement incliné, les yeux fermés. Pop

La vie poème, Marc Alexandre Oho Bambe (Mémoire d'encrier)

 Je crois qu'il n'aimerait pas, mais je pourrais tout à fait élever une statue à la gloire de Marc Alexandre Oho Bambe, à sa poésie vibrante, à son énergie et à ses tempos qui nous rendent heureux. Ses chaloupés de mots, sa danse de vers libres et libérés, sa musique envoûtante. Peu de recueils me donnent autant de joie, de plaisir et de bonheur que ceux du poète. La vie poème , c'est une chanson qu'on entend à jamais, du rap cadencé, du spoken word, du zap peace and fun et du tip top. Ça tape et ça claque, ça clame et ça slame à Grand-Bassam, ça chaleur et ça one love. Du sens et de l'engagement sur le fil d'une humanité fragile, au carrefour de l'intime et de l'univers sel.  Volontiers lyrique et fraternel, Capitaine Marc déroute pour s'adresser à ses frères humains, ses soeurs de destin, en poète qui donne de son corps, coeurs et âme, dans le feu de la foi, dans la loi du peu qui donne beaucoup, au firmament de nous m'aime, pour l'ivresse,

Baisse ton sourire, Christophe Levaux (Do éditions)

 Je connais Do éditions, bien sûr. Pour avoir navigué dans le monde de la BD, je connaissais également Aurélie William Levaux, la soeur de l'auteur, et je connais un peu la Belgique. Mais je ne connaissais pas les textes de Christophe Levaux, le frère d'Aurélie, donc. Vous me direz, on s'en fiche un peu mais, dans l'équation, je suis tombé sur ce roman qui évoque, entre autres, la violence dans le couple. Les coups, les vrais, qu'on donne et qu'on reçoit sans toujours savoir pourquoi. Sans jamais savoir pourquoi, à vrai dire. L'amour qui se transforme en haine, en haine de soi, la haine qui devient l'amour, la passion et les sentiments qui se baladent un peu là où ils veulent. Baisse ton sourire , donc, livre au titre énigmatique d'abord, qui s'éclaircit à proportion d'un mal qui s'étire. Le narrateur va au stade, au milieu des années 90 et s'intéresse à Gilles de Bilde, "un petit blond au regard frondeur". La violence ne va

Un simple enquêteur, Dror Mishani (série noire, Gallimard)

 Après quelques ratés de lecture (notamment le Bois-aux-Renards d'A. Chainas, écrit avec des gros sabots), un grand plaisir de se plonger dans le nouveau polar de l'auteur israélien Dror Mishani, après le très bon Une deux trois. Avraham Avraham, dit Avi, à peine marié à Marianka, une détective slovène, et usé par les petites affaires policières —des trafics, des homicides sordides qui n'intéressent personne —aspire à intégrer un service central tourné vers l'international, luttant contre le crime organisé ou la corruption. C'est décidé, le commissaire de Holon demande sa mutation. Au même moment, deux affaires anodines en apparence s'offrent à lui : un touriste suisse égaré, qui a abandonné ses valises dans un hôtel. Qui, en tout cas, a disparu mystérieusement. Et une femme, la quarantaine, qui abandonné son nouveau-né dans un sac en plastique à proximité d'un hôpital. De Tel-Aviv à Paris en passant par Gibraltar, Avi va découvrir  une affaire qui le dépas

Au téléphone, Alain Freudiger (Héros-Limite)

 Au moment où je m'apprêtais à écrire la chronique du dernier livre d'Alain Freudiger, Au téléphone , j'ouvre par hasard les Poèmes dispersés de Jack Kerouac aux éditions Seghers, et je tombe sur cette phrase programmatique pour mon billet : "Ne vous servez pas du téléphone. Les gens ne sont jamais prêts à répondre. Servez-vous de la poésie". Oui, répondre au téléphone est toujours surprenant. Qui m'appelle, qui veut m'appeler, que veut-on me vendre, de quoi suis-je coupable ? Il paraît d'ailleurs que le téléphone fixe a gagné en mobilité ces derniers temps. Il a perdu ses fils, mais nous a-t-il fait gagner en partage, en liens, en amour, en solitude ? Le téléphone, qui unit désunit, sépare réunit. Quand le quotidien déconnecte, la poésie du mobile nous fixe à l'étonnement, ravive un temps disparu et reconnecte à l'essence d'une parole, d'un amour qui, toujours là, a besoin des silences parlés. La sidération d'une nouvelle. Une gra

Chair vive, poésies complètes ; Grisélidis Réal (éditions Seghers)

 Il est coutume de dire qu'on trouve de tout en tout, le pire et le meilleur, en littérature comme en poésie. Là, grâce à mon conseiller spécial, je suis tombé sur l'immense Grisélidis Réal (1929-2005) que je ne connaissais pas (honte à moi) et ses poésies complètes aux éditions Seghers. La quatrième de couverture évoque l'une des plus grandes voix poétiques du XXe siècle, mais à peu près inconnue. Ma connaissance de la poésie étant encore très lacunaire, j'ignore évidemment si c'est le cas mais, croyez-moi, il suffit de lire quelques poèmes pour ressentir toute la puissance de ces vers, nés d'une existence "hors du commun" où la douleur et les souffrances ont dessiné les contours d'une sensibilité à fleur de peau, qui s'évertue à saisir l'expérience des corps dans la perte et l'abandon en passant par un imaginaire simple mais frappant. Une façon de refuser ce pessimisme noir auquel sa vie a été livrée trop tôt. Une chair meurtrie mais