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Le Ghetto intérieur, Santiago H. Amigorena (P.O.L)

   Pas une grande émotion à lire ce Ghetto intérieur, qui n'est pas un livre sur la Shoah mais plutôt sur la culpabilité, l'identité, sa façon de se construire dans les silences et l'éloignement. Pas de grande émotion mais un intérêt certain, tout cérébral. Un livre catharsis où le besoin d'exil se transforme en silence coupable ou culpabilité silencieuse. Un mutisme de l'écart géographique, de la distance où l'écriture prend le relais des mots parlés. Mais comment parler de l'impensable ? Parler de ce qui n'existe pas, de ce qu'il est impossible de concevoir ? Il faudrait une imagination plus forte que l'imagination pour avoir l'idée d'envoyer des hommes, des femmes et des enfants dans des chambres à gaz. Mais l'exil est un arrachement, une douleur, être comme orphelin des siens. La culpabilité d'avoir échappé au grand massacre vous assaille parce qu'il est impossible de comprendre pourquoi eux et pas moi. Pourquoi ma mère affamée à Varsovie, pourquoi moi à Buenos Aires avec femme et enfants et amis dans la gaieté d'une vie insouciante, l'effervescence d'une ville joyeuse ?




   Le Ghetto intérieur raconte L'histoire du grand-père de l'auteur, gagné par une culpabilité d'impuissant à la lumière de liens défaits et d'un désastre. Tout juste des lettres en trompe-l'oeil qui disent à peine l'horreur en train de se jouer à plusieurs milliers de kilomètres, entre 1940 et 1945, entre l'Argentine et la Pologne. Lui, Vicente Rosenberg, tient une boutique de meubles qui commence à marcher, est heureux avec sa femme Rosita et ses trois petits enfants. Ses amis Ariel et Sammy rencontrés au Tortoni. Mais sa mère est piégée dans le ghetto de Varsovie. Or sa mère, juive, il fallait la quitter. Il étouffait. 

     Il y a une façon un peu scolaire de mettre en miroir les états d'âme du narrateur d'un côté, ses contradictions morales autodestructrices, et l'horreur de la Shoah de l'autre. Bien plus intéressants sont l'évolution behavioriste du narrateur et ses interrogations sur son identité. Lui est polonais, se bat d'abord dans son armée. Il devient argentin ensuite, joue au billard et parie sur des courses. S'installe à Buenos Aires qui devient sa patrie. Se tait à mesure d'une prise de conscience : les traitements infligés aux Juifs, les on-dit et les "c'est impossible", les lointaines nouvelles dont on n'est jamais tout à fait sûrs. Puis l'horreur quand les lettres cessent d'arriver. Il ne va pas sauver les siens alors qu'il sait. Il ne tente rien. Impuissant, coupable, silencieux. Lâche ? Égoïste ? Le mutisme comme une prison, une incapacité à agir. Les mots pour dire l'imaginable n'existent pas et toutes ces séquences qui reviennent sur le vocabulaire, les étymologies ("Solution", "Juif", "Shoah") sont passionnantes. Moins les séquences sur les modalités de la Shoah, connues et scolaires dans la façon de les insérer à la narration,  mais bien sûr nécessaires à la progression du récit. Le personnage joue à s'oublier, pour s'oublier, dérive lentement puis abandonne ses proches et renonce à vivre. En se réfugiant dans le silence, il se jette dans le vide. Vide des mots, vide de la pensée, vide des relations. Une mort par procuration.
C'est comme si être juif, parce que ce n'était pas une nationalité, parce qu'on n'avait pas de territoire, devenait comme... comme un héritage tellement lourd...tellement immense... Comme si à force de naître dans des territoires étrangers, on avait dû se convaincre que le territoire n'était pas important mais que quelque chose de plus fort nous définissait —quelque chose de plus fort, mais de beaucoup plus pénible, quelque chose d'inébranlable qui rendait notre identité inéluctable, irrévocable. Et pourtant, aussi, absolument impossible à partager.
    Mais le plus intéressant reste ce rapport à l'identité qui se construit dans la distance qui à la fois ravive et efface. Ravive une forme de judéité enfouie et efface les corps des êtres proches jusqu'à leur souvenir. Le narrateur se sent juif au moment où il l'est le moins. Ne pense jamais autant à eux que lorsqu'il ne les voit pas mais les imagine dans un ghetto, un camp, une chambre. Il ne les reverra pas. Il le sait et se trouve incapable de vivre avec cette idée.
    Bien construit au rythme d'une écriture sans effet et presque neutre par moment, Le Ghetto intérieur ne m'a ni saisi, ni ennuyé. Il m'interroge en revanche, son grand mérite. Intéressant.
                                                                                                                        
Le Ghetto intérieur, Santiago H. Amigorena, P.O.L, septembre 2019, 192pp., 18€

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