Dans notre chère France réchauffée, il faut aller du côté de l'Amérique latine pour trouver un peu de neige et de froid. Dans la pampa argentine, ce mot quechua désignant une plaine découverte. Pour un cycliste, "être dans la pampa" signifie être en galère, au bord de l'abandon, paumé au milieu d'une vaste plaine déserte, herbeuse et sans abri, plus grande que la France ! Tout juste un arbre égaré ici ou là. Dans Fictions, le grand J.L. Borgès la décrit : "Ni villages, ni autres traces humaines ne troublaient la terre originelle. Tout était vaste, et pourtant intime, secret. Dans la campagne immense, il n'était parfois rien qu'un taureau. La solitude était parfaite, peut-être hostile". Décor posé pour Je suis l'hiver, une histoire de fantômes — normal, tout est blanc de chez blanc—, avec cette question en sursis : comment chasser ses fantômes ? Ou plutôt comment vivre avec ?
J'aime ces romans noirs tout blancs, où il est moins de question de trouver le coupable que de brosser des paysages et poser des ambiances, où le décor, comme un miroir, fait écho d'une manière ou d'une autre à nos états intérieurs et à notre vide intime.
Avant tout un roman d'ambiance, Je suis l'hiver décrit le tortueux chemin d'un jeune policier, Pampa Asiain, qui découvre au détour d'une immense plaine le corps d'une jeune femme pendu à un arbre. La neige tombe, le flottement est souverain et Asiain est seul, désespérément seul. Quel rôle doit-il jouer ? Ce livre est pensé comme un tableau qui procède par petites touches : si l'intrigue est suspendue à l'incertitude du comportement d'Asiain, la tension vient de ces chapitres qui décrivent chacun psychologie et histoire des personnages, qu'ils soient victimes, témoins ou bourreaux. Fins portraits de personnalités, Je suis l'hiver vaut aussi et surtout pour ses partis pris narratifs.
Si on lit des romans, je crois que cela tient en partie à notre désir de ralentir, de prendre le temps. C'est précisément ce que fait Ricardo Romero, il nous tient par une lenteur assumée, une lenteur qui laisse la place au personnage central, le paysage, qui dit plus que n'importe quel texte le tumulte intérieur des nos élans fauchés. Car tous ces personnages, écorchés vifs, sont en sursis, déjà condamnés, à l 'image d'Irina qui en a, à sa façon, une conscience incandescente. Et cette plaisante nonchalance se fait écho d'une solitude pleine de silences. Mais on oublie trop souvent que les silences sont éloquents et que se taire peut être une manière de dire avec la plus grande précision du monde. Le silence parle ici : d'une inertie partagée, tissée par les drames et traumatismes individuels. Du froid, coupant et glacial, qui s'insinue dans chacun de nos pores jusqu'à figer le mouvement qui devient hésitant, maladroit — c'est de cette façon que j'ai lue ces rares scènes d'action présentées, presque ironiquement, au ralenti, de façon bancale . Et d'une terrible solitude peuplée de démons où l'on capte les textures du monde comme une neige qui crisse, et l'odeur des nuits sans fin.
Pampa aimerait savoir quel effet produirait l'un de ses pas dans cette quiétude, mais il ne sait plus lire la nature qui l'entoure, la neige a changé les règles et le paysage où il se trouve lui est désormais étranger. Les pins semblent plus hauts et plus noirs. Plus nus. L'horizon a perdu de sa souplesse et n'est plus qu'une ligne dure et inatteignable.
Certains avancent donc au hasard, sans trop savoir où ils vont, d'autres cherchent ce qu'ils ne trouveront pas ou brûlent les croix des tombes dans les maisons abandonnées de Monge. Tout en contrastes et confusions des sens, Je suis l'hiver est un livre à la sensibilité exacerbée qui décrit des crépuscules pour mieux prendre conscience d'une urgence à se mettre en mouvement. Des bruits sourds, des plaines immenses et lointaines recouvertes de neige, comme une touchante complainte car chacun porte en lui des cicatrices que personne ne connaît. Un silence définitif, immersif. Alors prenez ce risque avec ce livre : devenez un vrai pampero !
Je suis l'hiver, Ricardo Romero qui a très froid, Asphalte éditions qui aime la lenteur, janvier 2020, 204 pp., 21 € que vous gagnerez dans la pampa.
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