Accéder au contenu principal

Blandine Volochot, Lucien Raphmaj (Abrüpt)

Ce que je demande à la littérature en général et à un auteur en particulier, c'est de m'ouvrir des mondes, de créer des brèches pour s'engouffrer, d'interroger la vanité de mon horizon d'attente. Ce livre fait plus : il réinvente mes conditions de lecture en partant de l'effacement du sujet.
 Je veux moins lire un livre que découvrir un univers, qu'embrasser une mythologie singulière. Être surpris. Eh bien, avec l'éditeur suisse Abrüpt, on est rarement déçu. En digne représentant, Lucien Raphmaj produit un texte étonnant, tout à la fois essai et roman et rien de cela en même temps, à la croisée des chemins, quelque part entre Antoine Volodine et Maurice Blanchot, donc. Un livre qui fraye du côté des Échappées de Lucie Taïeb et même de Speedboat de Fabien Clouette et Quentin Leclerc. Ambiance post-exotique et révolution murmurée par les ondes de Radio Levania.
 Je pourrais m'amuser à identifier toutes les références et voir comment Lucien Raphmaj les incorpore à son récit mais, soyons francs et humbles, je ne suis clairement pas assez calé pour le faire. Alors je me concentre sur l'écriture d'une "désidération", à savoir les possibilités d'autres histoires, d'autres destins à la croisée du réel et de la fiction. Moins une simple lecture qu'une expérience ce Blandine Volochot, d'ailleurs et d'Ailleurs : de la mort, de la dégénérescence, le rêve qui devient réalité, la réalité qui est rêve. Et Blandine Volochot, agent du désordre dans un éloge des pouvoirs de la fiction, mais un éloge jamais dupe de ses ambitions. Le sujet se dissout, se démultiplie dans une écriture qui ne cesse d'interroger ses moyens. Le monde est contaminé, il faut le poétiser. Il s'élève vers le bas, il faut le mouvem-hanter.

J'ai d'abord aimé m'enfoncer dans ce métamonde, lu et vu nulle part ailleurs. Il faut imaginer une poétique apocalypse faite de blancheur, de spectres, d'étoiles constellées et de failles lunaires enveloppées dans des aurores boréales. Des pluies de cristaux, des brumes d'araignées et des couloirs médusés dans un monde en mutation, qui a fait de la métamorphose le principe de sa révolution, une sorte de résistance étoilée pour mieux habiter la nuit, l'espace et le feu. Le monde des morts et le monde des rêves sont balayés par le blizzard et le hasard, terreaux de reformations d'un appel vibrant à la pulsion créatrice. Car les mots sont malades, contaminés. Il existe une "maladiction", une addiction à la fiction qui seule peut corrompre les imaginaires. Il faut alors s'engouffrer dans les fissures du monde pour tenter de hacker un sens qui ne cesse de fuir.
Blandine Volochot  arrive dans notre ciel avec des grâces d'apocalypse, mais ce qu'elle nous amène à penser c'est la nécessité de faire pulluler la fiction et les mondes dans les failles de ce monde qui se fissure.

Sonder les mots et les morts pour réaffirmer les possibilités du discours incandescent, faire l'éloge des pouvoirs de la fiction pour renaître. Avec Blandine Volochot, Lucien Raphmaj tente des discours d'entre-monde, d'hypermonde et d'hyperréalité pour mieux hyperrêver. Le monde est rhizome, le monde est tentacule et ce n'est pas moins qu'un Big Bang stellaire-littéraire auquel nous convie l'auteur. Un monde d'échappées et d'abandons, de fuites et de transfigurations, "la poésie sous le bras" avec en toile de fond un "rire aiguisé aux cristaux de neige". Comme une équation de l'absence dans un multivers.
Lire et délire, quand croire c'est défaire. La poésie est en train de devenir notre pays et seule la fiction, peut-être, nous sauvera-t-elle. L'errance a ses vertus, — une expérience de l'absence — que ce livre tente à sa manière d'exprimer. Un tenace et "écrasant sentiment d'irréalité qu'on appelle la vie". Ravi de pouvoir —ou le croit-on —, naviguer dans l'Hyperrêve au point d'en être hanté —j'ai rêvé de Lucien Raphmaj, ou plutôt de sa représentation, la nuit qui a suivi ma lecture et ce n'est pas une blague. Grand plaisir de la découverte d'un univers d'auteur, d'une mythologie qui creuse et sape le langage. Mais, pour suivre un peu le travail de l'auteur, l'écriture n'est qu'une racine parmi d'autres de cette désidération. Pour les plus curieux qui aiment se perdre, il faut passer à l'essaim, la déclinaison numérique de l'ouvrage (https://abrupt.ch/lucien-raphmaj/blandine-volochot), l'antilivre fait d'antimatière numérique.
Plus de voix ou d'artifice. Ce que le désastre a pris à Blandine Volochot il ne le rendra pas.
Pollens spatiaux, poussières et pulsars sont les signes d'une métamorphose où les flashs strient la nuit, où le livre affirme sa propre disparition entre oscillations et surgissements. Une littérature météorite,  des images fantômes, une lecture rhizome, le pouvoirs des étoiles et la force des nuits fécondes. Pour une révolution de l'absence et du spectre. "Un hymne à la solitude mutante", d'une magnifique et "doulheureuse nostalgie".
                                                                                                                                                
Blandine Volochot, Lucien Raphmaj, Abrüpt, janvier 2020, 170p., 9,50€.

Commentaires

Posts les plus consultés de ce blog

Les Mots nus, Rouda (Liana Levi)

 Les mots nus plutôt que la main de fer. Le velours de la poésie, l'âme du slam plutôt que les coups, sourds, sur un crâne à terre qui ne pèse pas lourd. Notre narrateur, jeune banlieusard ordinaire, est en lutte, en fuite ou en quête d'un truc. De l'amour manquant d'un père, d'une identité, de mots capables d'enserrer la réalité bancale, méandreuse. Ben, qui porte des jeans, est un "babtou" issu du quartier de La Brousse. Il traverse une France de fin de siècle, ses violences, son chômage, sa Coupe du Monde, ses violences policières en mode Black-Blanc-Beur. Ben est malin, pas mauvais en histoire, habité par un coeur de révolté. Il passe entre les gouttes, assez rusé pour ne pas se faire choper, entre l'ennui et les galères. Au tournant du millénaire, les premières amours, la Sorbonne, le périph' qu'on franchit comme une frontière. A l'école de la vie de la banlieue, Ben a appris sa leçon par corps, nouant les bonnes amitiés autour du

Le Crépuscule des licornes, Julie Girard (Gallimard)

Alors, je vais faire court pour Le Crépuscule des licornes. Je suis un simple lecteur qui a dépensé 20 € pour acheter ce roman, sur la base de la quatrième de couverture, d'un pitch alléchant et d'un mot : NFL. Comme une porte ouverte sur la tech, la fintech et les States, pays qui à la fois m'horripile et me fascine. Et puis New York, la belle et mythique grosse pomme. Et puis Gallimard chez qui normalement on fait attention, et puis premier roman, pour lesquels j'ai toujours eu un penchant. Je fondais pas mal d'espoirs. Alors voilà, soyons clairs, je ne comprends pas comment un texte pareil a pu passer un comité de lecture, encore plus chez Gallimard, dans la Blanche. D'abord, un problème de style et d'écriture. Il n'y en a pas. Pire, on a parfois l'impression, au détour d'une phrase bancale, d'un dialogue qui sonne faux ou d'un mot (morigéner, rétorquer, s'esclaffer) que l'autrice est allée chercher dans le dico des synonymes,

Vendredi poésie #13 : Louise Dupré, Guillaume Dorvillé, Suf Marenda, Ron Padgett

  Vendredi poésie, treizième du nom, où il sera question de sens, de son, de vitesse, de joie et de tendresse, d'humour et d'écriture. Mais surtout de joie, trois fois la joie à fond les ballons dans le ciel où plus personne ne rêve. Panorama large d'une poésie qui met la gomme et fait son burn-out. À moto, avec nos potos mobiles. Heureux de retrouver la douce poésie de la Canadienne Louise Dupré, aux vertus consolantes et apaisantes. Une poésie simple, épurée, un baume tendre sur nos fantômes, où il s'agirait d'écouter, tranquille, la mélodie du monde, en pratiquant la douceur, aka un sport de combat. Une rivière qui serait la vie avec quelques gros cailloux —la maladie, la vieillesse, les bombes, le deuil — qu'on accueille à bras ouverts, pas dupes de notre talent d'humain pour la mort, avec la lucidité des gens de foi, de peu. Une poésie prête à débusquer la joie et la tendresse, comme une ascèse par les mots qu'on sait à peu près vains et pourtant pu

Trencadis, Caroline Deyns (Quidam)

 Après avoir lu cet organique  Trencadis , signé Caroline Deyns, il faut bien reconnaître la force et la pertinence d'une narration qui procède par fragments et éclats, pour donner à ressentir un univers mental dans sa réalité la plus nue mais aussi ses manifestations physiques qui dépassent toujours la capacité à en appréhender les ressorts. Ce Trencadis en fournit, à mon sens, une parfaite illustration. Saisir des versants et des facettes pour dessiner une unité de trajectoire, recomposer l'unicité de l'expérience. Esquisser un visage. Peindre la chair. Il faut bien le dire, ce livre m'a bien plus intéressé que l'oeuvre de Nikki de Saint-Phalle dont je n'avais en tête qu'une image lointaine. Miracle de la littérature, je vais y revenir, à ces images, à cette puissante dame par le texte de sa vie, par la prose de Caroline Deyns. Une écriture en prise avec son sujet, dans un corps-à-corps langagier et corporel qui ne souffre aucune esquive ou coup bas. C

Et pourtant je m'élève, Maya Angelou (édition bilingue Seghers, trad. par Santiago Artozqui)

 On le savait déjà mais c'est toujours une surprise. Plus on lit, plus on se rend compte qu'on ne sait rien. Avec la lecture vient la conscience élargie. Ainsi je ne connaissais absolument pas Maya Angelou, encore moins son oeuvre. Camarade de Martin Luther King, de Malcolm X, portant la voix des femmes, des noirs, luttant pour l'égalité des droits, Maya Angelou a connu une vie de traumas. On apprend dans Et pourtant je m'élève pourquoi elle se tait à huit ans, ne s'adressant alors qu'à son frère. On comprend pourquoi prendre la parole devient peu à peu une nécessité, une urgence, comme un instant, un instinct de survie. J'aime de plus en plus les éditions Seghers qui me font découvrir des pépites (la dernière en date est Grisélidis Réal) et mettent en valeur les textes dans de beaux livres-objets. Voir cette belle couverture orangée et ce format poche avec, comme un éclat, le sourire lumineux de Maya Angelou, la tête légèrement incliné, les yeux fermés. Pop

La vie poème, Marc Alexandre Oho Bambe (Mémoire d'encrier)

 Je crois qu'il n'aimerait pas, mais je pourrais tout à fait élever une statue à la gloire de Marc Alexandre Oho Bambe, à sa poésie vibrante, à son énergie et à ses tempos qui nous rendent heureux. Ses chaloupés de mots, sa danse de vers libres et libérés, sa musique envoûtante. Peu de recueils me donnent autant de joie, de plaisir et de bonheur que ceux du poète. La vie poème , c'est une chanson qu'on entend à jamais, du rap cadencé, du spoken word, du zap peace and fun et du tip top. Ça tape et ça claque, ça clame et ça slame à Grand-Bassam, ça chaleur et ça one love. Du sens et de l'engagement sur le fil d'une humanité fragile, au carrefour de l'intime et de l'univers sel.  Volontiers lyrique et fraternel, Capitaine Marc déroute pour s'adresser à ses frères humains, ses soeurs de destin, en poète qui donne de son corps, coeurs et âme, dans le feu de la foi, dans la loi du peu qui donne beaucoup, au firmament de nous m'aime, pour l'ivresse,

Baisse ton sourire, Christophe Levaux (Do éditions)

 Je connais Do éditions, bien sûr. Pour avoir navigué dans le monde de la BD, je connaissais également Aurélie William Levaux, la soeur de l'auteur, et je connais un peu la Belgique. Mais je ne connaissais pas les textes de Christophe Levaux, le frère d'Aurélie, donc. Vous me direz, on s'en fiche un peu mais, dans l'équation, je suis tombé sur ce roman qui évoque, entre autres, la violence dans le couple. Les coups, les vrais, qu'on donne et qu'on reçoit sans toujours savoir pourquoi. Sans jamais savoir pourquoi, à vrai dire. L'amour qui se transforme en haine, en haine de soi, la haine qui devient l'amour, la passion et les sentiments qui se baladent un peu là où ils veulent. Baisse ton sourire , donc, livre au titre énigmatique d'abord, qui s'éclaircit à proportion d'un mal qui s'étire. Le narrateur va au stade, au milieu des années 90 et s'intéresse à Gilles de Bilde, "un petit blond au regard frondeur". La violence ne va

Un simple enquêteur, Dror Mishani (série noire, Gallimard)

 Après quelques ratés de lecture (notamment le Bois-aux-Renards d'A. Chainas, écrit avec des gros sabots), un grand plaisir de se plonger dans le nouveau polar de l'auteur israélien Dror Mishani, après le très bon Une deux trois. Avraham Avraham, dit Avi, à peine marié à Marianka, une détective slovène, et usé par les petites affaires policières —des trafics, des homicides sordides qui n'intéressent personne —aspire à intégrer un service central tourné vers l'international, luttant contre le crime organisé ou la corruption. C'est décidé, le commissaire de Holon demande sa mutation. Au même moment, deux affaires anodines en apparence s'offrent à lui : un touriste suisse égaré, qui a abandonné ses valises dans un hôtel. Qui, en tout cas, a disparu mystérieusement. Et une femme, la quarantaine, qui abandonné son nouveau-né dans un sac en plastique à proximité d'un hôpital. De Tel-Aviv à Paris en passant par Gibraltar, Avi va découvrir  une affaire qui le dépas

Au téléphone, Alain Freudiger (Héros-Limite)

 Au moment où je m'apprêtais à écrire la chronique du dernier livre d'Alain Freudiger, Au téléphone , j'ouvre par hasard les Poèmes dispersés de Jack Kerouac aux éditions Seghers, et je tombe sur cette phrase programmatique pour mon billet : "Ne vous servez pas du téléphone. Les gens ne sont jamais prêts à répondre. Servez-vous de la poésie". Oui, répondre au téléphone est toujours surprenant. Qui m'appelle, qui veut m'appeler, que veut-on me vendre, de quoi suis-je coupable ? Il paraît d'ailleurs que le téléphone fixe a gagné en mobilité ces derniers temps. Il a perdu ses fils, mais nous a-t-il fait gagner en partage, en liens, en amour, en solitude ? Le téléphone, qui unit désunit, sépare réunit. Quand le quotidien déconnecte, la poésie du mobile nous fixe à l'étonnement, ravive un temps disparu et reconnecte à l'essence d'une parole, d'un amour qui, toujours là, a besoin des silences parlés. La sidération d'une nouvelle. Une gra

Chair vive, poésies complètes ; Grisélidis Réal (éditions Seghers)

 Il est coutume de dire qu'on trouve de tout en tout, le pire et le meilleur, en littérature comme en poésie. Là, grâce à mon conseiller spécial, je suis tombé sur l'immense Grisélidis Réal (1929-2005) que je ne connaissais pas (honte à moi) et ses poésies complètes aux éditions Seghers. La quatrième de couverture évoque l'une des plus grandes voix poétiques du XXe siècle, mais à peu près inconnue. Ma connaissance de la poésie étant encore très lacunaire, j'ignore évidemment si c'est le cas mais, croyez-moi, il suffit de lire quelques poèmes pour ressentir toute la puissance de ces vers, nés d'une existence "hors du commun" où la douleur et les souffrances ont dessiné les contours d'une sensibilité à fleur de peau, qui s'évertue à saisir l'expérience des corps dans la perte et l'abandon en passant par un imaginaire simple mais frappant. Une façon de refuser ce pessimisme noir auquel sa vie a été livrée trop tôt. Une chair meurtrie mais