Bon, à force d'entendre les louanges d'experts avisés, je me suis lancé dans la lecture du nouveau roman de Rebecca Lighieri (alias (?) Emmanuelle Bayamack-Tam), Il est des hommes qui se perdront toujours. Et bien m'en a pris, car ce livre est d'une belle et envoûtante noirceur. Récit d'une enfance volée et perdue dans les quartiers nord de Marseille, on y suit les premiers pas de Karel, Mohand et Hendricka dans un enfer familial régi par une horreur de père. Autoritaire, violent, aimant autant les humiliations que les coups, ce Karl Claeys dilapide sa tune dans la drogue et l'alcool quand il n'agresse pas ses enfants. Entre la cité Artaud et le passage 50 des Gitans se dessinent des vies en lambeaux où l'on apprend à se taire et à se figer dans la crainte de la parole de trop, du geste maladroit qui pourrait déclencher les foudres d'un père imprévisible et violent. Ultra-violent même, et fou. Dans l'ombre, une mère faible dont on ne sait, au juste, si elle est comme lui ou pas. Enfance, adolescence et débuts de l'âge adulte sont bercés par le flow de NTM et d'IAM, mis entre parenthèses le temps d'une brève communion fraternelle lors d'une victoire de l'OM en Coupe des Clubs Champions. Mais, qu'on le veuille ou non, la seule question qui vaille sera de savoir s'il est possible de s'en sortir quand la vie vous condamne avant même d'avoir commencé.
Ce livre m'a rappelé l'importance de maîtriser ses personnages quand on a la prétention de vouloir écrire. Émouvants piliers qui s'effritent, tombent et croient se relever — à l'exception du père bien sûr, brutal et violent, et peut-être de la mère —, Mohand, Karl et Hendricka rythment une histoire toute en nuances de noir, éclairées par l'empathie que chacun porte en lui sans pouvoir l'éprouver. Ils sont creux et vides à l'intérieur. Et comme une ironie tenace, une damnation existentielle, ce couple de tortionnaires a mis au monde deux beautés sculpturales, le frère et la soeur qui enchaînent les castings dans l'espoir, un jour, de faire fortune à l'écran, le petit d'abord, le grand ensuite. Une plastique sans reproche qu'ils porteront comme un fardeau, masque inversé de vérité. À l'opposé du petit dernier, souffre-douleur et handicapé mental impossible à sauver. Hendricka devient un peu cynique avec le temps ("une michto" fière), Karel aussi qui veut faire table rase de son prénom et de son passé en singeant un projet de vie tandis que Mohand se découvre des talents de DJ et de rebouteux. Splendides personnages aux destins brisés dont Rebecca Lighieri travaille les matières, les trajectoires, les vies par procuration.
Une fois les conditions posées, comment fait-on pour se sortir du merdier ? En allant chez les voisins Gitans, au passage 50, où les valeurs et la solidarité, sculptées dans le marbre des liens et le jus des traditions ancestrales, ont encore un sens. Bannissement familial et rejet social — tous vivent dans les quartiers nord de Marseille sans être jamais vraiment allés sur la Canebière —dessinent des vies en dents de scie où l'on s'interroge sur sa rage intérieure, son dégoût de la vie, son impuissance à aimer, son incapacité à devenir quelqu'un, à vouloir être quelqu'un. On rejoue inconsciemment la violence, ce que l'on a mal appris, ou jamais appris d'ailleurs. Ou ce que l'on a trop vu et trop connu. On a du désir et une violence intérieure mais on ne sait pas aimer. Et celui qui aura le plus souffert, Mohand, le petit dernier, infirme gogol mutilé par son père et choyé par sa mère, sera celui qui aura, semble-t-il, le plus la tête sur les épaules.
Pour faire parler les déclassés — immigrants, SDF, toxicos, jeunesse déchue...— Rebecca Lighieri fait plus que mimer, elle épouse leur parlé, notamment celui des Gitans. C'est précis, subtil, — certains mots nous étaient étrangers — comme toutes ces références générationnelles qui plongent dans les années 90. J'ignore si l'autrice a fait des recherches poussées mais elle maîtrise la coupe mulet de Chris Waddle à la perfection, les parfums d'époque, le rap de NTM et de IAM, la dance de Gala et le raï du Prince Cheb Mami, toujours en écho à la musique intérieure des personnages, trouble et insondable. Shayenne, Choucha, Rudy, Araceli, Yolanda nous amusent comme ils nous agacent et nous émeuvent, de parfaits personnages aux mille miroirs.
Si la langue est magnifiquement crue parfois, le ton oscille entre lucidité déchirante et humour gentiment moqueur, une dimension bien présente mais jamais ostentatoire. Distance parfaite de la prose qui s'attache aux plis et aux illusions, aux existences sans projet et sans horizon sinon ceux de la revanche et de l'habitude, au burlesque des contextes et leur tenace dramaturgie. C'est un livre qu'on ne lâche pas en raison de sa tension pensée comme le serait une intrigue de polar, rythmée par un certain nombre de scènes fascinantes et marquantes. Au hasard, celles qui ouvrent et ferment le livre entre tension psychologique et tension psychédélique, la victoire en coupe d'Europe comme un rare moment de combustion et d'unité, celle de la cérémonie noire avec encens et sévices, la scène de rue entre Karel et Gabrielle, d'une violence fondatrice.
Un livre de violences, sur la souffrance originelle avec laquelle on se débat pour survivre, qui aurait pu être glauque et sinistre. Mais Rebecca Lighieri sait magnifier toutes les lignes de failles sans verser dans le noir gratuit, en une sorte de désespoir optimiste. C'est qu'elle a des choses à dire sur les marginaux et les freaks, sans jugement moral et sans commentaire inutile. Juste les rendre visibles, les remettre au centre de la narration pour comprendre ce qui se joue à l'écart du monde. La rage au ventre au bout de la nuit. Et c'est violent, et c'est beau, d'une noirceur éblouissante.
Il est des hommes qui se perdront toujours à Marseille, Rebecca Lighieri rebouteuse des lettres, P.O.L, mars 2020, 373 p., 21€.
Ce livre m'a rappelé l'importance de maîtriser ses personnages quand on a la prétention de vouloir écrire. Émouvants piliers qui s'effritent, tombent et croient se relever — à l'exception du père bien sûr, brutal et violent, et peut-être de la mère —, Mohand, Karl et Hendricka rythment une histoire toute en nuances de noir, éclairées par l'empathie que chacun porte en lui sans pouvoir l'éprouver. Ils sont creux et vides à l'intérieur. Et comme une ironie tenace, une damnation existentielle, ce couple de tortionnaires a mis au monde deux beautés sculpturales, le frère et la soeur qui enchaînent les castings dans l'espoir, un jour, de faire fortune à l'écran, le petit d'abord, le grand ensuite. Une plastique sans reproche qu'ils porteront comme un fardeau, masque inversé de vérité. À l'opposé du petit dernier, souffre-douleur et handicapé mental impossible à sauver. Hendricka devient un peu cynique avec le temps ("une michto" fière), Karel aussi qui veut faire table rase de son prénom et de son passé en singeant un projet de vie tandis que Mohand se découvre des talents de DJ et de rebouteux. Splendides personnages aux destins brisés dont Rebecca Lighieri travaille les matières, les trajectoires, les vies par procuration.
Une fois les conditions posées, comment fait-on pour se sortir du merdier ? En allant chez les voisins Gitans, au passage 50, où les valeurs et la solidarité, sculptées dans le marbre des liens et le jus des traditions ancestrales, ont encore un sens. Bannissement familial et rejet social — tous vivent dans les quartiers nord de Marseille sans être jamais vraiment allés sur la Canebière —dessinent des vies en dents de scie où l'on s'interroge sur sa rage intérieure, son dégoût de la vie, son impuissance à aimer, son incapacité à devenir quelqu'un, à vouloir être quelqu'un. On rejoue inconsciemment la violence, ce que l'on a mal appris, ou jamais appris d'ailleurs. Ou ce que l'on a trop vu et trop connu. On a du désir et une violence intérieure mais on ne sait pas aimer. Et celui qui aura le plus souffert, Mohand, le petit dernier, infirme gogol mutilé par son père et choyé par sa mère, sera celui qui aura, semble-t-il, le plus la tête sur les épaules.
Dans mon coin, je sens monter en moi une haine puissante et indistincte (...), tout ce monde me semble parfaitement odieux et méprisable. C'est si fort que je serre les poings et me mords la langue pour ne pas exploser à mon tour en exclamations amères. Je suis d'autant plus secoué qu'à cette haine se mêlent la honte, l'embarras et le sentiment de mon insuffisance — ce qui fait qu'en définitive, je sens bien que c'est moi que je hais.Rebecca Lighieri rapporte des échos de la violence sans la décrire véritablement de front. Préférer l'évocation et les touches d'humour pour mieux dire l'insoutenable, l'invivable, à l'image de cette puissante scène introductive qui file les jetons. Avant d'être physique, la torture est psychologique. Respiration coupée, gestes fixes, regard bas doivent permettre de neutraliser l'imprévisibilité et la violence de ce mâle sans conscience.
Pour faire parler les déclassés — immigrants, SDF, toxicos, jeunesse déchue...— Rebecca Lighieri fait plus que mimer, elle épouse leur parlé, notamment celui des Gitans. C'est précis, subtil, — certains mots nous étaient étrangers — comme toutes ces références générationnelles qui plongent dans les années 90. J'ignore si l'autrice a fait des recherches poussées mais elle maîtrise la coupe mulet de Chris Waddle à la perfection, les parfums d'époque, le rap de NTM et de IAM, la dance de Gala et le raï du Prince Cheb Mami, toujours en écho à la musique intérieure des personnages, trouble et insondable. Shayenne, Choucha, Rudy, Araceli, Yolanda nous amusent comme ils nous agacent et nous émeuvent, de parfaits personnages aux mille miroirs.
Si la langue est magnifiquement crue parfois, le ton oscille entre lucidité déchirante et humour gentiment moqueur, une dimension bien présente mais jamais ostentatoire. Distance parfaite de la prose qui s'attache aux plis et aux illusions, aux existences sans projet et sans horizon sinon ceux de la revanche et de l'habitude, au burlesque des contextes et leur tenace dramaturgie. C'est un livre qu'on ne lâche pas en raison de sa tension pensée comme le serait une intrigue de polar, rythmée par un certain nombre de scènes fascinantes et marquantes. Au hasard, celles qui ouvrent et ferment le livre entre tension psychologique et tension psychédélique, la victoire en coupe d'Europe comme un rare moment de combustion et d'unité, celle de la cérémonie noire avec encens et sévices, la scène de rue entre Karel et Gabrielle, d'une violence fondatrice.
Depuis que j'ai lu cette phrase d'Artaud, j'accepte que les gens autour de moi aillent à leur perte. Simplement, il n'est pas question qu'ils m'y entraînent.
Un livre de violences, sur la souffrance originelle avec laquelle on se débat pour survivre, qui aurait pu être glauque et sinistre. Mais Rebecca Lighieri sait magnifier toutes les lignes de failles sans verser dans le noir gratuit, en une sorte de désespoir optimiste. C'est qu'elle a des choses à dire sur les marginaux et les freaks, sans jugement moral et sans commentaire inutile. Juste les rendre visibles, les remettre au centre de la narration pour comprendre ce qui se joue à l'écart du monde. La rage au ventre au bout de la nuit. Et c'est violent, et c'est beau, d'une noirceur éblouissante.
Il est des hommes qui se perdront toujours à Marseille, Rebecca Lighieri rebouteuse des lettres, P.O.L, mars 2020, 373 p., 21€.
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