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Affaires personnelles, Agata Tuszyńska (éditions de l'Antilope)

Quand je commence ce livre, j'ai en tête le contexte historique. Avant le début de la Seconde Guerre mondiale, la Pologne est le pays où vit la plus importante communauté juive d'Europe (3 millions). Après la guerre, il n'en reste plus. Et pourtant, le roman choral d'Agata Tuszyńska nous dit qu'il existe encore une génération qui tente de vivre là où l'horreur s'est déchaînée. Pour finalement raconter la même histoire, celle d'un exil forcé, —l'exode des Juifs de Pologne en 1968 — mais dans un contexte différent, celui de la Pologne communiste. Un événement historique peu connu qui fait croiser les voix, témoignages et récits, pour tenter de mettre des mots sur une identité toujours en fuite. Ignorée.


S'il n'est pas toujours facile d'identifier ces voix tant les trajectoires sont nombreuses et le matériau riche, on comprend que là n'est pas l'essentiel. Il faut plutôt y entendre des résonances et des doutes,  un bon nombre de contradictions, toujours fécondes et de nature à combler les vides et faire parler les non-dits. Comme à chaque fois avec les romans des éditions de l'Antilope, il est question d'une révélation à soi, d'un éveil à une culture plus qu'à une religion tant les personnes ignorent en partie qui elles sont, d'où elles viennent. Nombre d'entre elles découvrent leur judéité petit à petit : dans les réflexions des autres, les silences séculaires d'une famille, un nom sur une carte d'identité, l'aspect d'un visage, des événements. Un livre sur une prise de conscience où, d'une manière ou d'une autre, l'existence apparaît toujours suspecte, n'allant pas de soi.
Ma judéité n'amoindrit pas ma polonité. Ma polonité est d'autant plus pleine, profonde et belle, qu'elle s'est nourrie de la souffrance et de la sagesse de Sion ; Dans mes vers, la rose de Saron côtoie le bleuet de Mazovie, le crocus gracile de Podhale, mon coeur r s'embrase d'un amour redoublé.efroidi
On peut être juif et vouloir vivre en Pologne. Ce qui peut dérouter dans ce livre qui n'est ni un roman, ni un reportage historique, ni un récit mais la somme de ces genres sans s'y réduire ou s'y soustraire, ce sont les divergences des témoignages, à l'image de ce qui se produit dans toutes les familles — où un même événement peut donner lieu à une pluralité d'interprétations et de ressentis. Là où certains souffrent dans leur chair, d'autres observent un quotidien auquel ils donnent peu d'importance. Seul le travail de mémoire, qui vient mettre les souvenirs dans le grand tambour de la machine à laver de l'Histoire, peut mettre en lumière et donner du sens à ce qui n'en avait pas. Aux origines qu'on ne connaît pas, à ces parents qui ne sont que des images brumeuses. Le vertige naît alors de ce décalage entre la violence des événements — l'antisémitisme larvé, les relents nauséabonds dans l'Histoire — et leur perception presque anesthésiée. Avant l'exode d'ailleurs, beaucoup se sentent Polonais, aiment ce pays, sa mentalité, sa culture, autant d'éléments de leur identité qui entrent en conflit — ou pas — avec la prise de conscience d'une judéité. Le déracinement qui suit, est un arrachement forcé. Quand certains ont cherché le fuir le pays, d'autres, les enfants de cette nomenklatura communiste, ont voulu y rester. 
Mon frère et moi avons fait venir notre mère. Je lui ai trouvé un appartement et un travail, mais elle ne voulait pas de cette Amérique. À Varsovie, elle avait sa vie, ses amies, ses cafés. Aux Etats-Unis, elle ne s'est jamais sentie à sa place.
Mais le croisement de ces témoignages, qui devient enquête historique sur une période et quête d'identité —parle bien sûr, et aussi, d'une survie. Et la survie, c'est d'abord se taire pour éviter de réactiver ce qui est douloureux. Se taire parce qu'il est tout simplement impossible d'en parler.  Ou de parler de ce qu'on ignore. L'impression dans ces témoignages qu'on devient alors juif en réaction : à un rejet, à une mise au ban, à l'antisémitisme. Et ce n'est pas le communisme, un aspect du livre récurrent, qui a pu les protéger.
Très beau livre sur la reconstruction d'une mémoire où il s'agit moins de trouver la vérité que de faire entendre une pluralité de voix pour nuancer le tableau d'une histoire en construction. Celle d'une identité irréductible aux seuls faits. Seul le recours à l'intériorité et à l'individualité des trajectoires pourrait brosser un portrait commun, collectif et forcément complexe. Un reportage intime, une enquête historique, un témoignage circonstancié construit à partir de photos sépia, qui est une autre manière de transmettre la mémoire. Par jeu d'échos et de contrastes. Touchant. Très beau.
                                                                                                                                                 
Affaires personnelles, Agata Tuszyńska, éditions de l'Antilope, mai 2020, 384 p., 23,50€.

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