Je n'ai pas eu besoin de relire Le Maître des Illusions, les quelques passages clés évoqués par Chloé Saffy ont suffi à ranimer ce monde envoûtant où professeurs et étudiants rejouent à leur manière la dialectique du maître et de l'esclave. J'en avais senti les rouages, la magie, les bizarres incantations et le tragique sans avoir tout compris aux intentions de l'auteure. Soyons francs, la lecture du roman de Donna Tartt n'avait pas exercé sur moi la même fascination que pour Chloé Saffy. Et pour cause, je penche plutôt du côté d'American Psycho. Au moment où j'ouvrai les pages du Maître, je me souviens très clairement avoir voulu lire un Bret Easton Ellis au féminin et tout ce qui m'attirait dans le texte d'Ellis— l'écriture blanche, la violence crue, le tableau d'une société de fin de siècle — c'est précisément ce qui n'intéressait pas Donna Tartt. Chloé Saffy l'explique bien à travers l'amitié feinte ou pas des deux auteurs à succès. Deux personnalités complémentaires semble-t-il, un show off et une discrète, unis par une profonde complicité littéraire faite de respect et d'admiration réciproques.
Lire l'essai Subspace, c'est moins donner à voir une explication de texte qu'apprécier un regard aiguisé, se plonger dans un rapport à la lecture et envisager dans quelle mesure le roman peut avoir un impact réel sur nos vies. Chloé Saffy l'écrit, dans toute lecture marquante, il y a un avant et après, comme si le texte, bien des années après encore, continuait de jouer en vous sa petite musique qui n'est sans doute que l'écho d'un état qui lui préexiste. Ce livre, Chloé Saffy le lit à quinze ans. C'est le genre de livre que tout lecteur passionné attend, espère. Que tout écrivain redoute, la seule histoire qu'on sera réellement capable de raconter. Celui qui changera votre vie. Si l'on y croit assez, au pouvoir de la fiction, la lecture devient alors expérience totale, vertige du dépaysement, "d'une puissance insondable". La possibilité d'accéder à "un état de conscience différent", pousser le corps et l'esprit au-delà des limites. Un choc, un bouleversement, une transfiguration de nature à ébranler vos petites certitudes de bourgeois. Une vie plus intense, un moment de transcendance rare. Un état de grâce, ou encore la "zone". Que Chloé Saffy explique atteindre dans le BDSM dans un passage étonnant, intéressant (moi c'est plutôt dans le vélo, chacun son truc). Passionnants ces allers-retours entre le texte et l'expérience intime de l'auteure qui n'en fait jamais, précisons-le, un exercice autocentré mais une recherche sur les causes d'une fascination, au filtre d'une trajectoire personnelle.
Un amour de jeunesse, une initiation, un mentorat, une relation, voilà ce qu'est le Maître pour Chloé Saffy. À tel point qu'on a parfois l'impression que Chloé Saffy a pu s'imaginer en personnage du roman, membre de cette communauté soudée par la transcendance d'un horizon qui puise dans l'étude des textes classiques et le secret d'un péché. En écho, Chloé Saffy revient sur son expérience d'auteure et la relation qu'elle entretient avec l'écriture et la lecture, le besoin de figures tutélaires et la nécessité de les dépasser, de les tuer pour pouvoir exister soi-même. Double élan contradictoire d'admiration et de rejet, de l'identification et de la trahison. Chloé Saffy explique avoir été déçue par les deux bouquins suivants de Donna Tartt, jamais à la hauteur de ses attentes. Logique, normal, toute fascination semble porter en elle les germes de sa déception. C'est un peu le problème de la passion, de la fusion, qui ne sont jamais éternelles. Pour le coup, je me souviens avoir beaucoup aimé Le Chardonneret, éprouvant le même intérêt que pour Le Maître des Illusions. Un hasard ? Sûrement pas.
Cet essai revient aussi sur le rapport vénéneux au succès, la déception inévitable liée au premier roman auréolé, encensé, et la croyance illusoire que les suivants seront du moins aussi bons, sinon meilleurs. Détruire ses idoles est peut-être la meilleure chose qui puisse vous arriver pour parvenir, ensuite, à exister par soi-même. Des guides d'abord puis tracer son chemin ensuite : Γνῶθι σεαυτόν.
Cet essai nous dit que la littérature, à sa façon, est un lieu intermédiaire — peut-être le dernier territoire de liberté — où vivre sa vie avec plus d'intensité, la voir dans un miroir de vérité. Comme un shoot de réel, l'espace de quelques heures de lecture.
Que Chloé Saffy soit rassurée, son Subspace est tombé entre des mains idoines. J'ai eu grand plaisir à m'y retrouver en tant que lecteur. Le regard plus clair, je vais sans doute me replonger bientôt dans Le Maître des illusions.
Subspace, Chloé Saffy, coll. Les Feux Follets (Le Feu Sacré), janvier 2020, 84p., 8,5€.
Lire l'essai Subspace, c'est moins donner à voir une explication de texte qu'apprécier un regard aiguisé, se plonger dans un rapport à la lecture et envisager dans quelle mesure le roman peut avoir un impact réel sur nos vies. Chloé Saffy l'écrit, dans toute lecture marquante, il y a un avant et après, comme si le texte, bien des années après encore, continuait de jouer en vous sa petite musique qui n'est sans doute que l'écho d'un état qui lui préexiste. Ce livre, Chloé Saffy le lit à quinze ans. C'est le genre de livre que tout lecteur passionné attend, espère. Que tout écrivain redoute, la seule histoire qu'on sera réellement capable de raconter. Celui qui changera votre vie. Si l'on y croit assez, au pouvoir de la fiction, la lecture devient alors expérience totale, vertige du dépaysement, "d'une puissance insondable". La possibilité d'accéder à "un état de conscience différent", pousser le corps et l'esprit au-delà des limites. Un choc, un bouleversement, une transfiguration de nature à ébranler vos petites certitudes de bourgeois. Une vie plus intense, un moment de transcendance rare. Un état de grâce, ou encore la "zone". Que Chloé Saffy explique atteindre dans le BDSM dans un passage étonnant, intéressant (moi c'est plutôt dans le vélo, chacun son truc). Passionnants ces allers-retours entre le texte et l'expérience intime de l'auteure qui n'en fait jamais, précisons-le, un exercice autocentré mais une recherche sur les causes d'une fascination, au filtre d'une trajectoire personnelle.
Ce dialogue est une épiphanie personnelle. "Vivre sans penser". Cette sensation d'immensité, d'invulnérabilité, de lâcher-prise, cette perte de contrôle me sont venus dans un contexte très particulier, celui d'une relation BDSM.
Un amour de jeunesse, une initiation, un mentorat, une relation, voilà ce qu'est le Maître pour Chloé Saffy. À tel point qu'on a parfois l'impression que Chloé Saffy a pu s'imaginer en personnage du roman, membre de cette communauté soudée par la transcendance d'un horizon qui puise dans l'étude des textes classiques et le secret d'un péché. En écho, Chloé Saffy revient sur son expérience d'auteure et la relation qu'elle entretient avec l'écriture et la lecture, le besoin de figures tutélaires et la nécessité de les dépasser, de les tuer pour pouvoir exister soi-même. Double élan contradictoire d'admiration et de rejet, de l'identification et de la trahison. Chloé Saffy explique avoir été déçue par les deux bouquins suivants de Donna Tartt, jamais à la hauteur de ses attentes. Logique, normal, toute fascination semble porter en elle les germes de sa déception. C'est un peu le problème de la passion, de la fusion, qui ne sont jamais éternelles. Pour le coup, je me souviens avoir beaucoup aimé Le Chardonneret, éprouvant le même intérêt que pour Le Maître des Illusions. Un hasard ? Sûrement pas.
Cet essai revient aussi sur le rapport vénéneux au succès, la déception inévitable liée au premier roman auréolé, encensé, et la croyance illusoire que les suivants seront du moins aussi bons, sinon meilleurs. Détruire ses idoles est peut-être la meilleure chose qui puisse vous arriver pour parvenir, ensuite, à exister par soi-même. Des guides d'abord puis tracer son chemin ensuite : Γνῶθι σεαυτόν.
Cet essai nous dit que la littérature, à sa façon, est un lieu intermédiaire — peut-être le dernier territoire de liberté — où vivre sa vie avec plus d'intensité, la voir dans un miroir de vérité. Comme un shoot de réel, l'espace de quelques heures de lecture.
Donna Tartt ne raconte pas de banales petites orgies défoncées à la coke ou à l'alcool. Puisque ses personnages sont hors cadre, leur recherche de transcendance et d'exaltation les pousse à bien plus qu'une baise à la sauvette après avoir sniffé une ligne de poudre. Est-ce là le noeud de déconvenue des lecteurs qui n'arrivent pas à entrer plus profondément dans Le Maître des illusions ?Passionnant petit essai pour peu que l'on partage la même proximité littéraire et intellectuelle. Sensation agréable d'appartenir à une petite communauté de membres qui se comprennent, sorte de club de lecture d'initiés où les références tracent un sillon commun. Car si l'acte est solitaire, la lecture est aussi une façon de se relier au monde et aux autres. Seule critique — mais c'est sans doute le format de la collection qui veut ça —, cet essai donne l'impression de multiplier les pistes et les grilles de lecture sans les creuser parfois. J'aurais clairement voulu aller plus loin. Toute petite déception à la hauteur de l'intérêt, très grand, que j'ai eu pour cet texte.
Que Chloé Saffy soit rassurée, son Subspace est tombé entre des mains idoines. J'ai eu grand plaisir à m'y retrouver en tant que lecteur. Le regard plus clair, je vais sans doute me replonger bientôt dans Le Maître des illusions.
Subspace, Chloé Saffy, coll. Les Feux Follets (Le Feu Sacré), janvier 2020, 84p., 8,5€.
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