Accéder au contenu principal

Paula ou personne, Patrick Lapeyre (P.O.L)

Des Patrick Lapeyre, il ne doit pas y en avoir deux. À plus forte raison quand on lit Paula ou personne, une histoire d'amour arbitrée par une entreprise qu'on aime détester, la Poste, et le philosophe le plus honni de l'histoire en raison de ses accointances nazies, le roi de l'Étant, Heidegger. Un penseur qui se fera même japoniser à la fin du bouquin. 

Le coeur du récit est donc cet adultère improbable —et c'est la magie de la littérature de le rendre possible —entre Jean Cosmo, employé au tri postal, travailleur nocturne, dandy célibataire et faussement cynique porté sur la philo, et Paula Wilmann, prof d'allemand un brin bourgeoise, mariée, à l'éducation chrétienne et dotée de plein de valeurs. Et sans doute sapiosexuelle. Ils se rencontrent à un mariage, se revoient et consomment leur adultère à Paris, entre les Buttes-Chaumont et les Invalides.

L'adultère ou l'histoire d'amour donc. Sujet le plus banal et ordinaire du monde, raconté 10 000 fois. Mais c'est bien connu, si l'on a des choses à dire, alors ça passe. Tout dépend de la manière, du style, du ton. C'est une affaire de complicité et de flux. T'es connecté ou tu l'es pas. Et là, il faut bien l'écrire, j'ignore comment Patrick Lapeyre a réussi à me tenir en haleine pendant plus de 400 pages en me racontant l'histoire de deux personnes simplement éprises.

 Pourquoi faudrait-il choisir entre le sexe et la philo ? Entre les ébats et les débats ? Entre l'érotisme et le Dasein ? Et la question ultime, être amoureux suffit-il au bonheur ? Cette façon de naviguer entre la médiocrité d'une vie d'employé de tri postal, la passion pour les choses de la pensée, et ces effluves érotiques absolument sensuels forme le triangle parfait d'un livre réussi. Il faut voir ces RH frustrés, ces syndicalistes venus d'un autre temps et ces petits fonctionnaires minables ou fainéants comme pas deux, puis ce couple, en contrepoint, attiré par des quêtes charnelles et spirituelles aux desseins plus élevés. Même si Jean Cosmo est aussi très porté sur le sexe, insistant mais jamais vraiment repoussé par sa Paula, qui l'aime plus que tout, prête à convoler sur les bords de Loire, dans des hôtels sans charme. Ou à Lamotte-Beuvron.

Car s'il est profondément heureux d'être l'amant de Paula —la chose ne se discute même pas —, il n'éprouve en revanche aucune satisfaction particulière à découvrir la détresse de son mari. On dirait au contraire qu'il souffre à sa place, qu'il pleure à sa place, comme si on pouvait être à la fois le vainqueur et le vaincu. Ce qui ne l'empêche pas, d'un autre côté, de dévêtir en un tournemain la femme de l'homme aux abois, alléché par sa poitrine tout ronde et son corps bronzé, puis de l'allonger sur le lit, comme il le fait en ce moment. Allez expliquer ça...

Culpabilité mal placée, emportements, lune de miel intermittente, le couple s'interroge sur la présence et le vide, la force et l'illusion du lien. Jean décortique, analyse, se prend beaucoup la tête et Paula ne comprend pas toujours où il veut en venir. Lors de ces rencontres clandestines, il faut savourer tous ces dialogues bien troussés, parfaitement justes, sur le sentiment amoureux, anecdotiques en apparence mais profonds, à l'image de cette relation qui oscille entre banalité des situations —une promenade, un voyage en Volvo, une discussion — et l'intensité du lien. On se voit prononcer certaines phrases, reproduire les mêmes gestes, flâner dans les mêmes rues, le romantisme en bandoulière, les cheveux dans le vent. Car le sentiment amoureux semble surtout une affaire de suspension et de flottement, parenthèse irréelle dans un océan d'insignifiance.

Si ce roman est réussi, c'est aussi et surtout grâce son humour. On rit toutes les dix pages d'une formule, d'une réplique, d'une situation, d'un jeu de mots. Patrick Lapeyre est excellent dans le registre. C'est, je crois, l'une des choses les plus difficiles en littérature. Faire rire par les mots et les phrases à partir d'une situation complètement fictive qui devient étrangement incarnée. Ce rire mi-amusé mi-amer par un faux cynique. C'est bien connu, les cyniques sont en réalité idéalistes, les plus grands romantiques dans l'âme.

Tu vois, lui dit-elle en sortant toute nue de la salle de bains, ce qui m'étonne, c'est qu'un garçon comme toi, aussi passionné par l'Être et toutes ces abstractions philosophiques — ne le prends pas en mal —puisse être tellement porté sur le sexe. Il ne voit pas ce qui est étonnant (...).

Charmant et charnel, très émouvant, ce Paula ou personne est un très beau bouquin sur le sentiment amoureux au miroir de la pensée, tout à fait sérieux mais décontracté, léger et profond, qui donne envie de retomber dans les affres de la passion et de se lover dans la pensée. Entre la vraie-fausse comédie romantique et l'enquête philosophique. Le combo magique et réussi. Les deux amants refont le monde, avec le coeur et les corps, dans la gaieté, la joie et le plaisir. La conversation a autant de pouvoir sur les esprits que l'étreinte des chairs. Un livre qui interroge donc l'effacement propre aux sentiments, leur disparition. Après la passion, il restera en bouche un agréable sentiment de mélancolie. La possibilité de ne pas choisir entre le sexe et le Dasein. Mais on aura surtout aimé ce livre pour une simple raison, ce magnifique éloge du désir qui nous tient en vie.

                                                                                                                                                              

Paula ou personne, Patrick Lapeyre, P.O.L, août 2020, 416 p., 22€.

Commentaires

Posts les plus consultés de ce blog

Les Mots nus, Rouda (Liana Levi)

 Les mots nus plutôt que la main de fer. Le velours de la poésie, l'âme du slam plutôt que les coups, sourds, sur un crâne à terre qui ne pèse pas lourd. Notre narrateur, jeune banlieusard ordinaire, est en lutte, en fuite ou en quête d'un truc. De l'amour manquant d'un père, d'une identité, de mots capables d'enserrer la réalité bancale, méandreuse. Ben, qui porte des jeans, est un "babtou" issu du quartier de La Brousse. Il traverse une France de fin de siècle, ses violences, son chômage, sa Coupe du Monde, ses violences policières en mode Black-Blanc-Beur. Ben est malin, pas mauvais en histoire, habité par un coeur de révolté. Il passe entre les gouttes, assez rusé pour ne pas se faire choper, entre l'ennui et les galères. Au tournant du millénaire, les premières amours, la Sorbonne, le périph' qu'on franchit comme une frontière. A l'école de la vie de la banlieue, Ben a appris sa leçon par corps, nouant les bonnes amitiés autour du

Le Crépuscule des licornes, Julie Girard (Gallimard)

Alors, je vais faire court pour Le Crépuscule des licornes. Je suis un simple lecteur qui a dépensé 20 € pour acheter ce roman, sur la base de la quatrième de couverture, d'un pitch alléchant et d'un mot : NFL. Comme une porte ouverte sur la tech, la fintech et les States, pays qui à la fois m'horripile et me fascine. Et puis New York, la belle et mythique grosse pomme. Et puis Gallimard chez qui normalement on fait attention, et puis premier roman, pour lesquels j'ai toujours eu un penchant. Je fondais pas mal d'espoirs. Alors voilà, soyons clairs, je ne comprends pas comment un texte pareil a pu passer un comité de lecture, encore plus chez Gallimard, dans la Blanche. D'abord, un problème de style et d'écriture. Il n'y en a pas. Pire, on a parfois l'impression, au détour d'une phrase bancale, d'un dialogue qui sonne faux ou d'un mot (morigéner, rétorquer, s'esclaffer) que l'autrice est allée chercher dans le dico des synonymes,

Vendredi poésie #13 : Louise Dupré, Guillaume Dorvillé, Suf Marenda, Ron Padgett

  Vendredi poésie, treizième du nom, où il sera question de sens, de son, de vitesse, de joie et de tendresse, d'humour et d'écriture. Mais surtout de joie, trois fois la joie à fond les ballons dans le ciel où plus personne ne rêve. Panorama large d'une poésie qui met la gomme et fait son burn-out. À moto, avec nos potos mobiles. Heureux de retrouver la douce poésie de la Canadienne Louise Dupré, aux vertus consolantes et apaisantes. Une poésie simple, épurée, un baume tendre sur nos fantômes, où il s'agirait d'écouter, tranquille, la mélodie du monde, en pratiquant la douceur, aka un sport de combat. Une rivière qui serait la vie avec quelques gros cailloux —la maladie, la vieillesse, les bombes, le deuil — qu'on accueille à bras ouverts, pas dupes de notre talent d'humain pour la mort, avec la lucidité des gens de foi, de peu. Une poésie prête à débusquer la joie et la tendresse, comme une ascèse par les mots qu'on sait à peu près vains et pourtant pu

Trencadis, Caroline Deyns (Quidam)

 Après avoir lu cet organique  Trencadis , signé Caroline Deyns, il faut bien reconnaître la force et la pertinence d'une narration qui procède par fragments et éclats, pour donner à ressentir un univers mental dans sa réalité la plus nue mais aussi ses manifestations physiques qui dépassent toujours la capacité à en appréhender les ressorts. Ce Trencadis en fournit, à mon sens, une parfaite illustration. Saisir des versants et des facettes pour dessiner une unité de trajectoire, recomposer l'unicité de l'expérience. Esquisser un visage. Peindre la chair. Il faut bien le dire, ce livre m'a bien plus intéressé que l'oeuvre de Nikki de Saint-Phalle dont je n'avais en tête qu'une image lointaine. Miracle de la littérature, je vais y revenir, à ces images, à cette puissante dame par le texte de sa vie, par la prose de Caroline Deyns. Une écriture en prise avec son sujet, dans un corps-à-corps langagier et corporel qui ne souffre aucune esquive ou coup bas. C

Et pourtant je m'élève, Maya Angelou (édition bilingue Seghers, trad. par Santiago Artozqui)

 On le savait déjà mais c'est toujours une surprise. Plus on lit, plus on se rend compte qu'on ne sait rien. Avec la lecture vient la conscience élargie. Ainsi je ne connaissais absolument pas Maya Angelou, encore moins son oeuvre. Camarade de Martin Luther King, de Malcolm X, portant la voix des femmes, des noirs, luttant pour l'égalité des droits, Maya Angelou a connu une vie de traumas. On apprend dans Et pourtant je m'élève pourquoi elle se tait à huit ans, ne s'adressant alors qu'à son frère. On comprend pourquoi prendre la parole devient peu à peu une nécessité, une urgence, comme un instant, un instinct de survie. J'aime de plus en plus les éditions Seghers qui me font découvrir des pépites (la dernière en date est Grisélidis Réal) et mettent en valeur les textes dans de beaux livres-objets. Voir cette belle couverture orangée et ce format poche avec, comme un éclat, le sourire lumineux de Maya Angelou, la tête légèrement incliné, les yeux fermés. Pop

La vie poème, Marc Alexandre Oho Bambe (Mémoire d'encrier)

 Je crois qu'il n'aimerait pas, mais je pourrais tout à fait élever une statue à la gloire de Marc Alexandre Oho Bambe, à sa poésie vibrante, à son énergie et à ses tempos qui nous rendent heureux. Ses chaloupés de mots, sa danse de vers libres et libérés, sa musique envoûtante. Peu de recueils me donnent autant de joie, de plaisir et de bonheur que ceux du poète. La vie poème , c'est une chanson qu'on entend à jamais, du rap cadencé, du spoken word, du zap peace and fun et du tip top. Ça tape et ça claque, ça clame et ça slame à Grand-Bassam, ça chaleur et ça one love. Du sens et de l'engagement sur le fil d'une humanité fragile, au carrefour de l'intime et de l'univers sel.  Volontiers lyrique et fraternel, Capitaine Marc déroute pour s'adresser à ses frères humains, ses soeurs de destin, en poète qui donne de son corps, coeurs et âme, dans le feu de la foi, dans la loi du peu qui donne beaucoup, au firmament de nous m'aime, pour l'ivresse,

Baisse ton sourire, Christophe Levaux (Do éditions)

 Je connais Do éditions, bien sûr. Pour avoir navigué dans le monde de la BD, je connaissais également Aurélie William Levaux, la soeur de l'auteur, et je connais un peu la Belgique. Mais je ne connaissais pas les textes de Christophe Levaux, le frère d'Aurélie, donc. Vous me direz, on s'en fiche un peu mais, dans l'équation, je suis tombé sur ce roman qui évoque, entre autres, la violence dans le couple. Les coups, les vrais, qu'on donne et qu'on reçoit sans toujours savoir pourquoi. Sans jamais savoir pourquoi, à vrai dire. L'amour qui se transforme en haine, en haine de soi, la haine qui devient l'amour, la passion et les sentiments qui se baladent un peu là où ils veulent. Baisse ton sourire , donc, livre au titre énigmatique d'abord, qui s'éclaircit à proportion d'un mal qui s'étire. Le narrateur va au stade, au milieu des années 90 et s'intéresse à Gilles de Bilde, "un petit blond au regard frondeur". La violence ne va

Un simple enquêteur, Dror Mishani (série noire, Gallimard)

 Après quelques ratés de lecture (notamment le Bois-aux-Renards d'A. Chainas, écrit avec des gros sabots), un grand plaisir de se plonger dans le nouveau polar de l'auteur israélien Dror Mishani, après le très bon Une deux trois. Avraham Avraham, dit Avi, à peine marié à Marianka, une détective slovène, et usé par les petites affaires policières —des trafics, des homicides sordides qui n'intéressent personne —aspire à intégrer un service central tourné vers l'international, luttant contre le crime organisé ou la corruption. C'est décidé, le commissaire de Holon demande sa mutation. Au même moment, deux affaires anodines en apparence s'offrent à lui : un touriste suisse égaré, qui a abandonné ses valises dans un hôtel. Qui, en tout cas, a disparu mystérieusement. Et une femme, la quarantaine, qui abandonné son nouveau-né dans un sac en plastique à proximité d'un hôpital. De Tel-Aviv à Paris en passant par Gibraltar, Avi va découvrir  une affaire qui le dépas

Au téléphone, Alain Freudiger (Héros-Limite)

 Au moment où je m'apprêtais à écrire la chronique du dernier livre d'Alain Freudiger, Au téléphone , j'ouvre par hasard les Poèmes dispersés de Jack Kerouac aux éditions Seghers, et je tombe sur cette phrase programmatique pour mon billet : "Ne vous servez pas du téléphone. Les gens ne sont jamais prêts à répondre. Servez-vous de la poésie". Oui, répondre au téléphone est toujours surprenant. Qui m'appelle, qui veut m'appeler, que veut-on me vendre, de quoi suis-je coupable ? Il paraît d'ailleurs que le téléphone fixe a gagné en mobilité ces derniers temps. Il a perdu ses fils, mais nous a-t-il fait gagner en partage, en liens, en amour, en solitude ? Le téléphone, qui unit désunit, sépare réunit. Quand le quotidien déconnecte, la poésie du mobile nous fixe à l'étonnement, ravive un temps disparu et reconnecte à l'essence d'une parole, d'un amour qui, toujours là, a besoin des silences parlés. La sidération d'une nouvelle. Une gra

Chair vive, poésies complètes ; Grisélidis Réal (éditions Seghers)

 Il est coutume de dire qu'on trouve de tout en tout, le pire et le meilleur, en littérature comme en poésie. Là, grâce à mon conseiller spécial, je suis tombé sur l'immense Grisélidis Réal (1929-2005) que je ne connaissais pas (honte à moi) et ses poésies complètes aux éditions Seghers. La quatrième de couverture évoque l'une des plus grandes voix poétiques du XXe siècle, mais à peu près inconnue. Ma connaissance de la poésie étant encore très lacunaire, j'ignore évidemment si c'est le cas mais, croyez-moi, il suffit de lire quelques poèmes pour ressentir toute la puissance de ces vers, nés d'une existence "hors du commun" où la douleur et les souffrances ont dessiné les contours d'une sensibilité à fleur de peau, qui s'évertue à saisir l'expérience des corps dans la perte et l'abandon en passant par un imaginaire simple mais frappant. Une façon de refuser ce pessimisme noir auquel sa vie a été livrée trop tôt. Une chair meurtrie mais