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Une Parisienne à Bruxelles, Caroline Gravière (éditions Névrosée)

Une Parisienne à Bruxelles de Caroline Gravière – Collection Femmes de lettres oubliées. Editions Névrosée – 2019 (roman en français – Belgique. 114 pp. 14 euros.)



Initiée par notre chronique consacrée à L’invisible, notre exploration de la collection Femmes de lettres oubliées des éditions Névrosée se prolonge avec Une Parisienne à Bruxelles de Caroline Gravière. Fidèle à la ligne de cette collection dévolue aux autrices belges tombées dans l’oubli critique comme éditorial, cette Parisienne à Bruxelles initialement parue en 1875 n’a guère été rééditée depuis. On peinera tout autant à se procurer d’autres romans de Caroline Gravière (1821-1878), autrice pourtant d’une vingtaine d’ouvrages qui lui valurent l’admiration de Camille Lemonnier, figure majeure de la littérature belge Fin de Siècle. L’auteur du fameux Un mâle avait notamment déclaré à l’occasion du décès de Caroline Gravière que celle-ci constituait « un coin de notre littérature, l’un des plus purs et des plus originaux. » Un éloge que vient confirmer la lecture d’Une Parisienne à Bruxelles, un texte aussi enthousiasmant par sa vivacité d’écriture que par son féminisme assumé. 

Ainsi que son titre le révèle d’emblée, le roman a pour héroïne une native de la Capitale prénommée Lydie, et fraîchement émigrée en Belgique après avoir épousé par amour (la précision est d’importance, comme on le verra plus bas) l’un de ses ressortissants, Alphonse Van Zee. Au terme d’une idyllique lune de miel passée dans les Ardennes, Lydie rejoint Bruxelles où son ingénieur d’époux est appelé par son métier pour quelques mois. Celui-ci décide alors que le couple les passera chez sa mère, « Mme veuve Van Zee, demeurant rue des Palais ». Y vivent aussi les trois sœurs d’Alphonse, âgées de dix-sept à trente ans, que Lydie surnomme bien vite « Roussette », « Brunette » et « Blondine » … 

Suscitant des échos à la fois légendaire et ironique, ces sobriquets donnent l’exact ton d’un récit fait par Lydie à la première personne, empruntant sa forme à celle du conte, pour dresser un réquisitoire d’une modernité inentamée contre l’asservissement conjugal. Cette histoire de jeune épouse en butte avec un aréopage agglomérant une belle-mère et des belles-sœurs toutes pleines d’une stupidité néfaste, rappelle irrésistiblement ces récits mettant en scène fraîche héroïne, marâtre et autres parentes cruelles. 

Mais si conte il y a avec Une Parisienne à Bruxelles, sans doute évoque-il plus in fine ceux de Voltaire que de Perrault. L’écriture particulièrement enlevée de Caroline Gravière déploie en effet une satire à l’acidité à la fois saisissante et réjouissante. On en voudra pour preuve, entre autres remarquables exemples, cette description de Roussette : « [Elle] a une laideur plate et mouchetée de jaune. La nature, prodigue envers elle de défaveurs, lui a octroyé assez de cheveux d’ocre pour garnir convenablement trois têtes. Elle a trente ans ; elle est méchante par âge, par tempérament et par volonté. La méchanceté fait sa consolation et sa gloire. […] Elle est brevetée vieille fille ! C’est écrit dans ses yeux malveillants et injectés de bile » Car pour l’héroïne d’Une Parisienne à Bruxelles – et Caroline Gravière dont elle se fait la porte-parole –, c’est l’impératif conjugal (le diktat serait-il même plus juste d’écrire) qui ravage les femmes impuissantes à s’y soustraire. Celui auquel les accule une société que l’on nommerait aujourd’hui viriarcale, en les privant de la possibilité de gagner par elles-mêmes de quoi assurer leur existence. Un désastreux état de fait auquel Lydie, se faisant alors théoricienne féministe, oppose le modèle suivant : « Si dès l’enfance, on préparait les filles à s’assurer une profession, comme on le fait pour les garçons, les moyens de subsistance ne leur manqueraient pas. […] Alors, elles pourraient choisir entre le travail et le mariage, tandis qu’à présent, il leur faut opter entre le mariage et la misère. »
D’un humour acide n’ayant rien perdu de sa corrosive vigueur, Une Parisienne à Bruxelles dirige son feu littéraire non seulement contre le « mariage-métier », mais aussi contre une « société […] à refaire. » Et l’on rendra donc grâce éditoriale à Névrosée d’avoir permis la (re)découverte de ce trésor de la littérature féministe.

Pierre Charrel

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